Le Seul chant des hommes seuls
Poème créé à Veynes les mercredi 21 et jeudi 22 novembre 2018 par Yves Bergeret, dont les trois strophes finales à l’acrylique sur trois quadriptyques Canson 200g de 27 cm de haut sur 78 de large, en deux exemplaires.
Ce poème se lit également en italien, dans une traduction aussi ferme que sensible du poète Francesco Marotta, à cette adresse : https://rebstein.wordpress.com/2018/11/27/lunico-canto-degli-uomini-soli/#more-92470
On voit photographiés ici des instruments de travail de Pierre Jancou, à Châtillon-en-Diois. Également le torrent du village, en crue le 24 novembre après deux jours de pluie intense. Et en ouverture de ce poème, une œuvre de Soumaïla Goco Tamboura qu’il a peinte pour le poète en juillet 2009 à Nissanata, sur une plaque de ferraille de 29 cm de haut sur 26,5 avec la peinture de petits pots pour raccords sur carrosserie de voiture qu’il avait trouvés au marché de l’oasis de Boni, dans le Nord du Mali, où il vivait et travaillait avec le poète ; l’œuvre incarne un « génie » invisible particulièrement puissant qui porte au dessus de sa tête une montagne (en forme d’échelle blanche horizontale à points bleus) avec à sa droite une ceinture rituelle à grelots pour les danses de possession et à sa gauche un serpent sacré. L’œuvre ne peut se comprendre sans le pouvoir talismanique immédiat qui irradie d’elle. La deuxième photographie de ce poème, après la plaque peinte, est la hache de Soumaïla Goco lui-même, manche qu’il a taillé lui-même dans le bois très dur d’un arbre particulièrement rare du désert et tranchant fait par un forgeron de son village .
Marché, il a marché,
il a marché dans la plaine et le sable
portant à son épaule la hache
née de main divine de forgeron.
Son manche : une branche
de l’arbre sacré du désert
dont rêverait tout luthier.
Son métal : la lueur minérale
de la parole claire.
Il la brandit s’il le faut.
Et frappe. Dans le vide. Il veut vivre,
on l’oppresse, on l’attaque,
il doit se défendre,
frappe l’air dur,
frappe l’arcade sourcilière de l’oeil unique,
frappe la bouche gueularde,
frappe le géant menton monstrueux.
Et reprend sa marche,
posant sa hache sur l’autre épaule.
Un filet de sang frais coule
– c’est sûrement le sien –
entre ses omoplates,
dans le creux de son regard,
dans l’ombre de sa mémoire.
Cette ombre, il l’a déjà perçue
en traversant la mer tueuse
sur une barque pourrie ;
autour de lui onze sont morts.
Alors il brandit encore la hache
et cogne la menace
qui s’amasse quinze pas devant lui.
*
Il vit seul.
Il croit qu’il va seul.
La nuit pleut sa vie,
la nuit pleut la montagne aux strates courbes
que l’aube laisse entre ses mains.
A l’aube, des torrents beiges filent,
à l’aube, des cascades tombent dans chaque pli
de la montagne vagissante.
Il prend la petite lame de fer dans son sac.
Il souffle dessus. Elle grandit et devient beau
tranchoir à la lumineuse simplicité et aux deux faces
ciselées comme en courbes de niveau.
Le soir il ne sait jamais
de quel côté poser le tranchoir
sur son ventre vide pour dormir.
Une face c’est la lune aux cratères impudiques,
l’autre face c’est la montagne aux strates courbes
que l’aube a laissée entre ses mains :
cette montagne est sa fille, née de la pluie de la nuit.
Le tranchoir grandit encore.
Puis encore. Couvre comme une cuirasse
son torse et puis ses jambes.
Mais lui n’est déjà plus là,
parti de nouveau avec sa hache à l’épaule,
marchant, toujours marchant,
en route vers la face vierge de la lune
aux cratères impudiques.
A sinué
en soulevant en roulant l’un sur l’autre
les galets,
a sinué
en poussant devant lui les nuages vers la mer,
en poussant devant lui le Chant à l’Hippopotame
pour lui demander de donner sa force
en acceptant d’être sacrifié,
a sinué entre les collines, la boue et les morts,
a chanté le Chant dit-chanté ;
il a même accepté qu’un godet d’encre de la presse
verse le Chant sur le papier,
et le papier s’est plié. Et après mille tours
et cent mille vents est venu sur ma main
se poser le papier.
*
Il dit : « je ne vois qu’une lumière
dans la nuit où ici je vis.
Je suis seul. Je marche.
Je ne comprends pas cette lumière.
La nuit noire dit que c’est l’espace resserré
dans le seul chant des hommes seuls.
Je ne comprends pas. Je marche. »
Trois flammes de bougie,
le plafond tremble,
les montagnes autour préfèrent l’insomnie.
Nous marchons vifs entre mèche et flamme,
c’est là que les montagnes nouent leur serment
d’être libres à jamais,
et libres,
et nous avec elles.
Trop de brume.
La pleine lune est faible.
Seule rumeur dans le noir, la rivière
qui comprend parfaitement
le seul chant des hommes seuls
qui là-bas sur la crête passent pieds nus
dans le noir la frontière enneigée.
*
*****
***
*
5 réponses à “Le Seul chant des hommes seuls”
Rètroliens / Pings
- 27/11/2018 -
Le poème est la hache
la hache est deux poèmes : manche et tranchant de lame
Les torrents « beiges » brin de surréalisme
ou détail concret pour signifier la couleur beige due au sable dans l’eau ?
Mais le crescendo du poème est magique, scansion, images et sons
face à l’hippopotame pauvre gros qui marche à travers l’eau vers le couteau
Merci pour cette épopée africaine
Amis, lieux, souvenirs, les choses très concrètes qui se transforment en images, les poèmes d’hier qui deviennent les poèmes d’aujourd’hui, personnes réelles qui ont la force de devenir personnages au centre de la parole poétique – ainsi je lis ces solitudes qui constituent une communauté d’esprits qui rencontre nous, les lecteurs.
Bonjour Yves, J’avais lu , C’est magnifique! Evidemment que je l’ai associé au « Grand atelier » mais aussi à des gravures de hache, sur la »table des marchands », grand dolmen partagé en 2 entre Locmariaquer et Gavrinis.
Bises Maya
Oui, c’est vrai, chère Maya, que nous avions créé en 2012 avec tes gravures et mes mots calligraphiés l’édition bibliophilique originale du Poème du Grand Atelier, sur la grande presse de ton atelier en ce qui concerne tes gravures. Alors la métaphore de départ de ce poème avait été le gigantesque feuilletage de couches géologiques de l’Estrop une montagne particulièrement sauvage de calcaire et de grès, culminant vers 3 00 mètres dans les Alpes du Sud ; j’aimais y grimper chaque été.
La terre et la roche faisaient oeuvre par l’effet de ce grand et immense hachoir invisible qui tranchait rythmiquement la matière sédimentaire et, après cette violence originelle, créait du sens, de la forme, du destin, de la beauté; en somme la violence massive originelle, remise en créativité, comme aurait dit René Girard, par un geste sacrificiel originel.
[ Voici les informations sur cet ouvrage à tirage limité :
Le Grand Atelier, 2012.
Tirage à 20 exemplaires. 9 feuillets 25cmX32, gravures de Maya Mémin, calligraphies d’Yves Bergeret,
Editions rue de Léon;
A commander à M.Mémin, 17 rue de Chateaudun,35000 Rennes, France ]