La Pierre du Luthier, avec Francesco Marotta

 

du 20 octobre au 12 novembre 2018

_

 

 

Le poème La Pierre du Luthier, est né de mon retour à la Meije et à sa face nord, fin septembre 2018, cinquante ans après que j’en parcourais follement les arêtes et les cimes ; à présent je ne peux plus que rester à sa base. J’ai écrit ce poème en dix-sept « versets » peu de jours après, alors que j’arrivais à la lagune mouvante et opaque de Venise.

 

Dès sa publication La Pierre du Luthier a traversé les espaces et les langues. Grâce à Zhang Bo il est arrivé dans la langue chinoise, de l’autre côté de l’Himalaya. On le lit sur ce blog : https://carnetdelalangueespace.wordpress.com/2018/10/28/la-pierre-du-luthier/

 

Voici que le poème arrive dans la langue italienne, grâce à Francesco Marotta. Qui est poète aussi.

 

Or, outre mes dix sept « versets » de départ, arrivés dans cette langue sœur juste de l’autre côté des Alpes, la Pierre du Luthier s’est mise en plus à parler directement en italien, à entrer en longue résonance, à nous écouter tous : voici, dans cette publication-ci, ce que, par la main de Francesco Marotta, elle crée en plus en italien, là-bas depuis la plaine du Pô.

 

Alors, à mon tour, j’ai traduit ici dans ma langue française des Alpes ce que, selon Francesco Marotta, la Pierre du Luthier, par cercles concentriques, par épurement, par exigence, par rebonds, ne cesse de nous redire et rappeler.

 

Contrepoint et fugue des langues et du poème, dialogues avec l’espace et répliques des langues ce jour-là en scène, ainsi s’entend plus nette et plus claire, plus ouverte la parole.

 

Voudrait-on la brimer, la piétiner, l’étouffer ? Allons !, nous la relevons, nous l’ouvrons encore et encore.

 

Comme en son temps, en 1965, pour le sept-centième anniversaire de la naissance de Dante, Luciano Berio compositeur lançait avec Edoardo Sanguineti poète, et avec des citations de Dante, Pound et T.S. Eliot, l’extraordinaire polyphonie chorale et instrumentale de son Laborintus 2 et annonçait la puissante émancipation de la parole en Europe et en Amérique trois ans plus tard.

Comme en son temps, en 1610, Monteverdi jeune inventait de dédoubler en écho sur les tribunes de la Basilique San Marco à Venise certains passages de ses Vêpres de la Vierge. Comme en son temps, en 1638, Monteverdi âgé ouvrait dans son Huitième Livre de Madrigaux la parole amoureuse ou guerrière jusqu’à une polyphonie si neuve qu’elle élançait la personne humaine sur des terres rarement aussi fertiles.

*

Voici que le 22 avril 2020 La Pierre du Luthier, simple pierre d’un luthier, mais diamant parmi les plus sauvages des Alpes, franchissant encore et encore les frontières, dans la l’irridation de la langue italienne où Francesco Marotta l’a amplifié, puis dans la langue chinoise, est à présent traduit en allemand grâce à Stefanie Golisch ; on lit cette traduction allemande, et des poèmes de Francesco Marotta et des miens, à cette adresse pour la première partie :   https://rebstein.wordpress.com/2020/04/22/der-stein-des-geigenbauers-der-stein-spricht-1-9/ et à cette adresse pour la seconde partie :  https://rebstein.wordpress.com/2020/04/26/der-stein-des-geigenbauers-der-stein-spricht-10-17/

 

YB

 

 

 

 

1

Dans l’eau

j’ai trouvé la pierre.

 

Nell’acqua

ho trovato la pietra.

 

 

Nuoto a ritroso
nell’acqua del tuo sguardo.
Sono il cristallo senza tempo
dal quale attingi luce.

 

 

Je nage à reculons

dans l’eau de ton regard.

Je suis le cristal sans temps

dont tu puises lumière.

 

2

Dans l’eau ou le ciel ? il est minuit…

 

Nell’acqua o nel cielo ? E’mezzanotte…

 

 

Tu bevi dai miei pori
un silenzio gravido di voci.
Il giorno rifiorisce
dalla linfa con cui nutro
la tua ombra.

Tu bois à mes pores

un silence engrossé de mille voix.

Le jour refleurit

de la sève dont je nourris

ton ombre.

 

 

 

3

La pierre est haute de trois mille cinq cents mètres et plus.

Son poids est celui de ma vie.

 

La pietra è alta tremilacinquecento metri e più.

Il suo peso è quello della mia vita.

 

 

Di fronte alla sera
come un uccello lacero
cerchi il riparo delle mie valli.
Le mie rupi ti rivestono di piume.

 

Con la mia pelle ti copri
per inoltrarti nel buio
senza patire il morso dei suoi artigli.

Seul, face au soir,

comme un oiseau miséreux

tu cherches l’abri de mes vallées.

Mes roches t’habillent de plumes.

 

De ma peau tu te couvres

pour t’aventurer dans la nuit

sans pâtir de ses griffes

qui te déchirent.

 

4

Je l’ai trouvée dans l’eau, dis-je,

lac, lagune ou mer ; ruisselante d’ombre et de nuit.

 

L’ho trovata nell’acqua, dico,
lago, laguna o mare; gocciolante d’ombra e di notte.

 

Farsi simili all’acqua –
è questo l’antico legame
a cui aspira ogni vita al suo apparire.

 

Esistere in uno con la propria durata –
come le mie sorgenti.
Parole necessarie
che offro alla sete dei tuoi giorni.

A l’eau s’assimiler-

c’est le lien très ancien

auquel aspire toute vie dès l’origine.

Exister entier

dans la plénitude de sa durée-

comme mes sources.

Paroles nécessaires

que j’offre à la soif de tes jours.

 

 

5

Une certaine lumière, anecdotique, tombe des fenêtres

dans l’eau, donnant des faces à la pierre.

Les faces sont publiques.

Mais c’est sur les arêtes entre les faces

que ma vie s’est construite.

Et aussi dans les fissures.

 

Una qualche luce, episodica, cade dalle finestre
nell’acqua, regala volti alla pietra.
Volti visibili a tutti.
Ma è tra le asperità dei volti
che la mia vita si è costruita.
E anche tra le crepe.

 

Tu vedi il sangue del mattino
scorrere silenzioso
lungo i miei fianchi.

 

E’ nelle tue pupille
la ferita da cui esce a fiotti –
come luce.

 

Tu vois le sang du matin

s’écouler en silence

au long de mes flancs.

Il y a dans tes pupilles

la blessure dont, comme lumière,

fuit par vagues ce sang.

 

 

 

6

Ma vie orne la pierre ou la creuse-t-elle

comme le requin cogne la barque et la renverse ?

 

La mia vita decora la pietra o la squassa
al modo in cui lo squalo colpisce la barca e la rovescia?

 

Tu mi sfreghi col palmo
per raccogliere dal suono delle mie parole
la semina di giorni
che il vento trascina
dal mio sguardo al tuo.

 

Nella mia voce rinasci.
Nella tua mano rinasco –
scompare ogni distanza.

 

De ta paume tu me frottes

pour recueillir du son de mes paroles

les semailles des jours

que le vent traîne de mon regard au tien.

Dans ma voix tu renais.

Dans ta main je renais-

disparaît toute distance.

 

7

La pierre amasse tes ombres et les miennes.

Ainsi grandit-elle. Elle atteindra quatre mille mètres.

 

La pietra ammassa le tue ombre e le mie.
E’ così che cresce. Raggiungerà i quattromila metri.

 

Solo chi guarda da vicino
l’occhio del cielo
sente la stretta materna della terra –
il respiro della sua parola muta.

 

Io intreccio le ombre

in una vertigine che sale

ino a sfiorargli la fronte.

Perché fiorisca nell’aria
tra creature di voci
il desiderio delle mie radici.

 

Seulement qui regarde de près

l’œil du ciel

entend l’étreinte maternelle de la terre-

le souffle de sa parole muette.

J’entrelace les ombres

en un vertige qui monte

jusqu’à en effleurer le front.

Parce que fleurit dans l’air

parmi les créatures des voix

le désir de mes racines.

 

 

8

Un conquérant débarque et propose à ma pierre de vie

des couleurs que je ne connais pas.

Alors les ânes et les gens pressés inventent le mot art.

 

Un adulatore arriva e propone alla pietra della mia vita
colori che non conosco.
Asini e impazienti inventano allora la parola arte.

 

Non temo
la nebbia accecante della parola opaca.
Il dire che lascia nell’aria
vuoti simulacri di voci.

 

Riconosco il chiarore della tua lingua
dai suoni senza alfabeto
che annunciano la tua presenza
e il tuo destino.
Dalle impronte di linfa
che nel passaggio semini
attraverso le labbra.

 

Je ne crains pas

l’aveuglant brouillard de la parole opaque.

Le dire qui dans l’air laisse

de vides simulacres de voix.

Je reconnais la clarté de ta langue

aux sons sans alphabet

qui annoncent ta présence

et ton destin.

Aux traces de sève

qu’en passant tu sèmes

par les lèvres.

 

 

 

9

La pierre ne se voit jamais en entier.

Impossible de trouver le profil de ma vie.

Je n’y arrive pas.

Toi non plus.

 

La pietra non si vede mai interamente.
E’ impossibile scorgere il profilo della mia vita.
Io non posso farlo.
Tu nemmeno.

 

Io sono indivisa sostanza di vento.
Niente di quanto si stacca dal mio corpo
va perduto.

 

Cercami nel senso che accade
sotto i tuoi occhi.
Nell’ombra notturna
che la luce cancella e feconda.
Nei deserti sottomessi
all’ordine immutabile dei tuoi passi.

 

Poi apri le tue dita
e guardami –
sono la distesa inesplorata
degli astri sepolti nella tua mano.

 

Je suis substance indivise du vent.

Rien de ce qui se détache de mon corps

ne se perd.

Cherche-moi dans le sens

qui te tombe sous les yeux.

Dans l’ombre de la nuit

que la lumière annule et féconde.

Dans les déserts soumis

à l’ombre immuable de tes pas.

 

Puis ouvre tes doigts

et regarde-moi-

je suis la distance inexplorée

des astres ensevelis dans ta main.

 

 

10

Qui trop flatte ne trouve qu’un écueil.

 

Chi troppo lusinga non trova che uno scoglio.

 

 Io sono la dimora delle origini.
Madre dell’acqua e della sete.
Dai miei deserti alle tue labbra
nessuna regola di artificio.
Nessun dire apparente.

 

La mia soglia
è abisso e cima.
Matrice di ogni segno.
Di ogni desiderio
che si fa parola vivente.
Presagio e materia di futuro

 

Je suis la demeure des origines,

mère de l’eau et de la soif.

De mes déserts à tes lèvres

aucune règle artificieuse.

Aucun dire de façade.

Mon seuil

est abysse et cime.

Matrice de tout signe.

De tout désir

qui se fait parole vivante.

Présage et matière à venir.

 

 

 

11

La pierre entière émerge au huitième acte de la pièce

mais je suis mort bien avant.

Nous tous aussi.

 

La pietra emerge intera nell’ottavo atto dell’opera
ma io sono già morto da tempo. Tutti noi lo siamo.

Essere nel tempo
l’azzardo che incrina
gli specchi del visibile.
Respirando un’unica notte
tra silenzio e stupore.
Chiamando a raccolta parole e distanze.

Io sono natura
che insieme a te si lacera
quando cadi come un’ombra
tagliata di netto
dal richiamo smeraldino di una fonte.

Io sono la fonte
che ripete da millenni
il canto che dal fango
risuona nell’alveo del tuo nome segreto.

 

 

Être dans le temps

le hasard qui fendille

les miroirs du visible.

En respirant une unique nuit

entre silence et stupeur.

En rassemblant paroles et distances.

Je suis nature

qui tout comme toi se déchire

lorsque tu tombes comme une ombre

taillée net

par la lumière émeraude d’une source.

 

Je suis la source,

je répète du fond des millénaires

le chant qui né de la boue

résonne dans le lit

de ton nom secret.

 

 

12

Un étranger débarque,

sa propre pierre posée sur son épaule comme un faucon brun.

Il me semble que la mienne ne repose sur rien.

Je cherche son nom.

 

Uno straniero sbarca,
con la sua pietra posata sulla spalla come un falco bruno.
Mi sembra che la mia non poggi da nessuna parte.
Cerco il suo nome.

 

 

Tu che ogni giorno navighi
in mari di ceneri e furore
porti incisa sulla pelle
la mappa del naufragio e la speranza.

 

Nelle tue mani albeggia
il miracolo della pazienza
che impari dal racconto
di ogni grano di sabbia.
Una memoria dalle mille ali.

 

La terra che cerchi
è nei miei occhi di vedetta insonne.
Dalla cima scruto l’orizzonte
in attesa della luce
che porta a riva
l’eco del tuo primo passo.

 

Toi qui chaque jour navigues

sur des mers de fureur et de cendres

ta peau incisée porte

la carte du naufrage et de l’espoir.

Dans tes mains loge

le miracle de la patience

qui apprend du récit

de chaque grain de sable.

Une mémoire aux mille ailes.

 

La terre que tu cherches

est dans mes yeux de vigie sans sommeil.

De la cime je scrute l’horizon

en attente de la lumière

qui porte à terre

l’écho de ton premier pas.

 

 

13

Ma pierre dérive dans le ciel.

Je m’en rends compte aux ombres.

 

La mia pietra va alla deriva nel cielo.
Me ne accorgo dalle ombre.

 Ti insegno ad abitare l’ombra
che dura sotto il sole.
La pagina mai scritta
dove il tempo immobile si guarda.
Si conosce.

 

Ti insegno ad ascoltare
il mio respiro di madre
nella carne.

 

Je t’enseigne à habiter l’ombre

qui sous le soleil dure.

La page jamais écrite

où le temps immobile se regarde.

Où il se connaît.

Je t’enseigne à écouter

mon souffle de mère

dans la chair.

 

 

 

14

Quand le soleil s’en va, ma vie s’éteint.

C’est ma pierre qui continue, à sa propre altitude.

 

Quando il sole tramonta, la mia vita si spegne.
E’ la mia pietra che prosegue, alla sua altitudine.

 

 In me riposano
generazioni di uomini trasparenti.
Le loro parole limpide
si intrecciano
come steli rampicanti
sulle cui scale di note
io cresco inviolata
tra sponde sonore
e colate di notti.

 

Per diffondere nell’aria
nel racconto interminabile
dei secoli
il profumo che il loro chiarore
cova nel mio ventre

 

 

En moi reposent

des générations d’hommes transparents.

Limpides leurs paroles

s’entrelacent

comme des tiges grimpant les unes sur les autres ;

par les gammes de leurs notes

je m’avance et grandis

intègre

entre berges au son clair

et coulées de nuits brutes.

 

Pour répandre dans l’air

dans l’interminable récit des siècles

le parfum que leur clarté

couve dans mon ventre.

 

15

A cette altitude, ma pierre joue de la pierre,

instrument qui chante entre moi et vous tous.

Ici ma pierre invente l’art. Merci à elle.

 

A quell’altezza, la mia pietra fa risuonare la pietra,
strumento che canta tra me e voi tutti.
E’ qui che la mia pietra inventa l’arte. La ringrazio.

 

Il mio canto
è il respiro della terra.
Il fruscio d’ali della rondine
e il grido dell’insetto
che stringe dentro il becco.

 

Dal cuore delle mie fratte
dalle labbra delle mie piogge
dal fuoco che ristagna nelle mie vene
si leva il coro
di un’eternità che muore
ogni istante –
ogni istante rinasce.

 

Ascoltami nel volo
di uno stormo migrante.
Ripercorri la rotta di quel grido.
Io sono il grido – il tuo.

 

 

Mon chant

est le souffle de la terre.

Le bruissement des ailes de l’hirondelle

et le cri de l’insecte

qu’elle serre dans son bec.

Du cœur de mes broussailles,

des lèvres de mes pluies,

du feu qui patiente dans mes veines

se lève le chœur

d’une éternité qui meurt

à chaque instant-

à chaque instant renaît.

 

Ecoute-moi dans le vol

d’une bande d’oiseaux migrateurs.

Reprends la route de ce cri.

Je suis le cri – ton cri.

 

 

16

Ma pierre m’échappe.

Dans le désert minéral elle fut merveilleuse.

Elle fut claire.

Mais nous ne pouvions rester.

Elle et moi avons besoin d’eau.

 

La mia pietra mi sfugge.
Nel deserto minerale era una meraviglia.
Uno splendore.
Ma non potevamo restarci.
Io e lei abbiamo bisogno dell’acqua

 

Universi d’acqua

negli alfabeti dell’incontro.

Nelle mani che portano in dono

il respiro di voci future.

 

La vita è parola albeggiante

in un paesaggio di occhi

che si cercano

liberi dall’oltraggio del rifiuto.

 

Sono figli del desiderio eterno

delle sabbie – grani di linfa

nell’abbraccio del vento

che non teme confini.

Che aggiunge memoria

a memoria

seminando nei giorni

il colore delle sorgenti.

 

 

 

Des univers d’eau

dans les alphabets de la rencontre.

Dans les mains qui portent en offrande

le souffle des voix futures.

La vie est parole d’aube

dans un paysage d’yeux

qui se cherchent

libres de l’outrage du refus.

 

Ils sont les enfants du désert éternel

des sables – grains de sève

dans l’étreinte du vent

qui ne craint nulle frontière.

Qui joint la mémoire

à la mémoire

en semant dans les jours

la couleur des sources.

 

 

 

17

Il me semble n’avoir jamais quitté ma pierre.

 

Credo di non aver mai lasciato la mia pietra.

 

Io sono il volto
che la tua voce sogna
el suo estremo svanire.

 

Io sono la nascita e il limite.
Il profilo limpido di un grido
che da millenni cresce
e sale verso il cielo.
Per strappare spazi alla morte.

 

 

Je suis le visage

que ta voix rêve

en son dernier souffle.

Je suis la naissance et la limite.

Le profil limpide d’un cri

qui depuis des milliers d’années grandit

et monte au ciel.

Pour arracher des espaces à la mort.

 

 

 

 

 

 

 

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