Le Jugement de Caïphe, à Romans sur Isère

La version italienne de cet article, traduit par Francesco Marotta, se lit à cette adresse : https://rebstein.wordpress.com/2016/09/08/la-sentenza-di-caifa-a-romans-sullisere/

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L’Isère a traversé Grenoble avec des remous violents, gris, bruns. Plus calme, elle râpe le quai de la Collégiale Saint Barnard à Romans, charriant dans son eau constamment opaque les sédiments que les glaciers de la Tarentaise et la Maurienne arrachent à la chair des hauts sommets alpins de la frontière italienne.

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Bâtie du 11ème au 13ème siècles dans la pierre ocre, tendre et friable, de la molasse, elle dresse sa beauté forte et rustique sur la rive droite de l’Isère. L’érosion et les guerres l’ont usée.

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Dans une chapelle latérale ultérieure, dite du Saint Sacrement, des 14ème et 15ème siècles, quelques tableaux religieux et surtout neuf grandes tapisseries brodées flamandes du 15ème siècle. Anonymes. Leur thème : la Passion du Christ. Elles sont arrivées à Romans au 17ème siècle, on ignore comment et pourquoi ; il y avait quinze en tout, six sont perdues.

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L’ensemble est saisissant. Les arêtes gothiques de la chapelle loin de donner élan à ces neufs tapisseries sombres renforcent leur frontalité puissante. Après avoir « découvert » en mai dernier à Piazza Armerina au centre de la Sicile un extraordinaire Jugement de Caïphe peint à fresque au 16ème siècle dans un cloître oublié au fil du temps et tout juste restauré, et après avoir analysé cette longue peinture murale (en voici le lien : https://carnetdelalangueespace.wordpress.com/2016/05/06/le-jugement-de-caiphe-a-piazza-armerina-en-sicile/), j’ai été très surpris de redécouvrir ce mois de juillet un Jugement de Caïphe dans cette chapelle que depuis trente ans je trouvais toujours fermée.

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Les fils colorés et brodés ont pâli, les formes se voient d’abord mal, les couleurs se sont obscurcies : en somme un troupeau massif, ridé, incongru s’abreuvant à l’Isère grumeleuse. Je suis venu deux fois de longues heures voir ces œuvres ; à travers les verrières gothiques la lumière variait et jetait des éclaboussures lumineuses irréelles sur les foisons de fils brodés, rendant les figurations encore plus confuses.

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Or justement le vertige du regard fait partie de l’action performative de ces images. Exactement comme les oriflammes du vaudou haïtien sont conçus pour le temple sombre où l’ivresse, la flamme des bougies et des lampes à pétrole, les cris, les odeurs fortes rapprochent les initiés de la transe et leur possession par leurs loas (leurs « génies ») : un oriflamme vaudou est fait pour l’agitation dans la pénombre où la multitude de ses paillettes cousues doit scintiller.

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Puis le regard s’accoutume. Et constate que l’effet de flou est renforcé par une sorte d’indistinction des visages et des parties dénudées des corps, pieds, mains, très rares torses. Tout le reste est brodé au fil de laine et de soie, sur un fond de lin : tout l’espace est vêtu par ces fils, sauf la peau surtout des visages. Cette peau est peinte, discrètement, dans un style doux, peut-être maniériste. En tout cas actuellement au bord de l’effacement. En 2016 la marque physique d’humanité de ces scènes se retire de ces très grands formats brodés ; ce retrait est particulièrement beau dans la présentation de certaines têtes quasiment vides ou parfois renversées.

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Reste alors avant tout l’acharnement de broder. Le geste de piquer de l’aiguille la toile de lin pour aller avec le fil chercher sous sa surface, dans une profondeur abyssale des mers ou de la mort ou de la conscience, quelque chose qu’on ne dit pas mais dont on jubile, cet acharnement à broder, enfoncer l’aiguille puis la retirer haut vers l’air libre, acharnement, dureté, pointe de l’aiguille qui pique et ressasse et ressasse, cet acharnement se voit partout. Flux et reflux, plongée et immersion, plongée et retour à l’air libre, plongée et retour aux giclures de la lumière qui tombe des verrières de la chapelle ; tout cela donne la forte impression d’un univers dur et monstrueux, impitoyable, mouvant et tenace où le dieu sacrifié et ses croyants s’adonnent à un drame théâtral original et radicalement beau.

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Commencent à jaillir au regard qui s’accoutume et, comme dans le vaudou, chemine peu à peu vers une sorte de transe visionnaire et va souffrir et prier avec le dieu tué et sacrifié, commencent à jaillir au regard ci et là certains détails surprenants. J’en retiens deux ici.

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Dans la septième tapisserie de ce récit de la Passion, quatre puissantes têtes de cheval surmontent la foule qui monte vers le Golgotha ; leur cou est un quart de cercle tranchant, l’un des animaux se transforme en tigre. Ils disent l’effort physique de la foule qui monte vers la droite alors qu’au pied de la tête chevaline de gauche le Christ avec sa croix sur l’épaule regarde en arrière l’humanité qu’il entraîne dans l’ultime rite sacrificiel humain qui va mettre un terme aux innombrables sacrifices des temps d’avant. « Motif » admirable.

 

L’autre : l’atelier des brodeuses flamandes a créé au fil frénétiquement répétitif les pas de danseurs qui bougent en rythme et ébranlent le sol, ébranlent le tissu de lin du fond d’où le fil jaillit et jaillit : le sol tremble et vibre sous les corps qui trépignent. Une grande vibration secoue la représentation du monde et de l’humanité dans la tragédie centrale de cette religion ; le dieu va se « posséder » lui-même et renaître au prix d’une transe absolue.

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La tapisserie la plus importante est celle du Jugement de Caïphe, qu’Anne assiste. Elle est sombre, confuse, abîmée, peu lisible. Et justement c’est bien ce qu’il faut. Car ensuite, dans ce mythe, les figurations de la montée au Golgotha, de la Crucifixion, de la Résurrection ne sont que des sédimentations, dans le leurre facile de l’image, de ce qui a basculé, a été bouleversé et mis en jeu dans une apogée de tension dramatique : ce jugement du Sanhédrin, que préside Caïphe. Jésus apporte une formulation radicalement nouvelle de la religion qui structure cette Palestine d’alors. Mais il soulève tant d’espoirs, de conflits et de haines qu’on l’arrête et le remet au jugement du tribunal religieux traditionnel du lieu. Ici tournoie un débat radical entre le neuf et l’ancien, entre l’académique et le visionnaire, entre le répressif et le salvateur, entre le frileux et l’universel, entre deux modalités de parole, l’une sans doute rétrécie et amère, l’autre sentie comme ouverte à autrui et rayonnante.

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La première perception de cette tapisserie n’est pas nette parce que les enjeux fondamentaux de ce Jugement se dissimulent profondément dans les abysses d’avant la parole sous la surface de la mer où les aiguilles des brodeuses vont chercher le sens, comme le pécheur jette son fil dans l’invisible. Dans cette tapisserie les visages sont particulièrement effacés. Et voilà que d’abord, aux yeux s’accoutumant, se campe le haut. Ce n’est pas le ciel, ce ne sont pas des collines, ni une alternance de maisons et de nature.

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C’est une architecture continue, un toit dominant voûtes et salles où se jouent des scènes secondaires, et des piliers qui plongent vers la moitié inférieure de la tapisserie où l’humanité est en débat, religieux et laïcs, prêtres du Sanhédrin face au Christ et aux siens (ce que présentait de manière admirable et entièrement différente la fresque de Piazza Armerina). Or le grand débat radical est ici légèrement décentré vers la droite ; la salle du débat, le forum ou l’agora de la grande gestation de la forme nouvelle de la parole en train d’advenir, est un balancement baroque symétrique où ondulent une voûte et deux étranges sinuosités qui semblent des phylactères. En somme un ventre fécond, une imminente parturition. Ou volcan dont l’éruption est imminente ; c’est le sens du grand sacrifice du dieu lui-même et de par sa propre volonté, et ensuite viennent les temps « modernes » « rédemptés ». Le gonflement ondulant de l’espace de ce débat est décalé à droite car dans le tiers gauche de la tapisserie est brodée la part guerrière de l’humanité, celle qui ne sait pas débattre, celle « qui n’y comprend rien », mais tombe, est en armes, porte le feu : les formes plastiques ici dominantes et saillantes au regard sont les segments de droite des armes et du porte-feu et aucun de ces segments n’est ni vertical ni horizontal. Les hommes d’armes qui sont allés arrêter le Christ au Mont des Oliviers sont brodés de manière aussi vigoureuse que contrastée. Avec cette brutalité d’acier et de feu on ne fonde aucune parole, on ne bâtit rien.

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Passant de nombreuses heures devant ces tapisseries brodées j’ai remarqué la puissance attractive de sa couleur bleue. Un bleu très dense et profond, souligné d’un peu de blanc. Peut-être cette teinture a-t-elle mieux traversé les siècles. Mais c’est bien maintenant que je regarde et essaye de comprendre ce que je vois. Une nuit dure et opaque affleure par ces fils drus. Qu’est-ce ? Ce que les brodeuses d’il y a six siècles sont allées harponner au fond de la mémoire et des peurs médiévales en trouant de leur aiguille la toile de lin et qu’alors elles ont rapporté à l’air, à la lumière, à la vision ; et les voici qui nous jettent comme une énigme brutale la note grave du bleu, un bourdon tragique, le long cri des noyés de l’Isère, la douleur immense des migrants qui débarquent de leurs barques pourries à Lampedusa.

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Et je vois que les brodeuses qui ne sont pas les trois Parques, mais ces femmes anonymes qui tiennent le bourdon et ne lâchent pas le cantus firmus de l’humanité espérante, agissante, parlante, renforcent de somptueuses ondulations de fils de jaune et d’or les profondes dignités de notre bleu.

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Yves Bergeret

5 réponses à “Le Jugement de Caïphe, à Romans sur Isère”

  1. vengodalmare dit :

    Très agréable, merci

  2. Veron dit :

    le texte ressemble aux tapisseries ,il en a la même beauté et la même texture de sorte qu’il devient lui aussi un immense tissage de mots ,d’images,de visions ,tissage qui enroule peu à peu le lecteur dans ses plis sécurisants et bienfaisants pour longtemps Chaque relecture renforce cette impression .Le regard esthétique fait peu à peu place à une méditation forte qui emporte le lecteur. qui le nourrit et le protège à la fois Commentaire et texte méritent toute notre reconnaissance

  3. Antonio Devicienti dit :

    « Broder » et « le bleu » sont deux mots qui signifient « faire de l’art » (dans le cas présent en équipe et anonime) et chercher (ou interroger) le sens de la douleur, de l’intolérence, de la crainte, de la violence. Merci de tout ça, cher Yves – et j’apprécie en particulier l’analyse d’une oeuvre qui a survécu les siècles et qui nous mène à refléchir sur le temps présent. Du point de vue du style vous avez écrit des poèmes en prose d’une intensité et d’une valeur très hautes.

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