Eau, vent, roc

« Poema » calligraphié à l’acrylique et à l’encre de Chine du 14 au 16 février 2023 à Veynes sur un grand Leporello chinois à vingt-quatre volets au format déplié de 25 cm de haut par 408 ; ce « poema » a été écrit dans les deux mois qui ont précédé à Crest, Paris, Die et Veynes.

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Ce « Poema » se développe également dans une magnifique version italienne due au poète et philosophe Francesco Marotta. La voici : https://rebstein.wordpress.com/2023/03/28/acqua-vento-roccia/

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*

1

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.

Mon socle est une montagne.

Cette montagne est bleue, dis-tu.

Le socle de mon socle

est fait de plissements, dis-tu.

Plus profond ou antérieur,

qu’y a-t-il, je ne le sais pas encore.

.

En ce temps où quelque chose

crépite et fait semblant

d’être lumière,

dans les plis sédimentaires

dans les blocs granitiques que les plis serrent

continuent,

.

continuent encore à engendrer

à se risquer à se frotter

la semence âcre et le mythe orgueilleux

.

continuent à se broyer les uns les autres

mes doigts qui se desserrant

libèrent les vents qu’ils créent

.

et les vents à toute vitesse montent,

archétypales alouettes dont le trille infini

me soulève dans les airs

où je commence à parler.

.

2

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De mon socle

par une source invisible et bruyante

naît le fleuve vert,

.

naît le cours de l’eau ivoire et verte

qui s’en va chercher partout

la main tardive du vent,

.

à reculons en souriant

la main tardive du vent, dis-tu,

va par les plaines et les mers

tourne par les monts et les vals,

.

la main tardive du vent,

écume si claire

sillage que crée ma vie.

.

Dans mon socle bleu, dis-tu,

fleuve vert creuse et siffle

ligne de mon destin dans la paume du ciel.

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3

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Les pillages et les dogmes

les mercenaires et les viols

cherchent partout la source pour la boucher,

sans répit fouillent où empoisonner le fleuve,

brutes stupides harcèlent pour cisailler ma voix.

Mon socle, dis-tu, craint et s’effrite.

.

Je déteste que mon socle craigne.

Pour le voir je me retourne.

Pour le voir je fronce mes sourcils,

mon front, dis-tu, est de cent plis sédimentaires.

Mes yeux les voici blocs granitiques

que plissée ma peau serre.

.

Même si je meurs

mes yeux restent

et mes cordes vocales aussi

haut par-dessus le sillage vert du fleuve.

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4

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Multiples plis et strates

qui jaillissez des forêts pentues,

qui à vif jaillissez quand s’effondre

la moitié de la montagne

.

multiples plis c’est multiples fois

que je plie mes bras et mes jambes,

multiples fois que j’avance

dans les buissons de ronces

et brise les branches sévères

et trace, dis-tu, le sentier de ma vie

dans l’orage sombre la tourbe enflammée

.

multiples plis c’est chaque pas

chaque début de phrase que je lance

sur la mer déchaînée teigneuse

.

multiples plis c’est chaque étape

chaque sursaut rapide et dur, dis-tu,

qui sculpte nouvelle côte de mon torse,

qui exhale nouveau soupir de mon poumon,

ah nouvelle cicatrice

de ma ténacité contre l’avalanche,

ah nouvelle dent à ma mâchoire

claquante dans le froid

.

multiples plis c’est mon front

c’est le coin de mes yeux

car j’avance quoi qu’il en soit,

proue solitaire que les algues pleureuses

ne freinent pas

.

multiples plis c’est ma scansion

ma confiance à jamais même si boiteuse.

.

Dans l’âge de mon corps

et dans le heurt de mon pas

je veux aller jusqu’au basalte

je chasse boue et sable

jusqu’au plus profond toujours clair pli.

.

5

.

.

Sous mon socle, dis-tu,

tous ceux et celles qui sont mal morts,

qui ont été tués, ont été brisés

tous, serrés les uns contre les autres, remuent

lourdement remuent

lentement

.

sous mon socle, dis-tu,

tous ceux et celles qui sont mal morts

qui épuisés de faim, fuyant par sables et mers

ont perdu dents cheveux vêtures mains

et même ceux vendus comme esclaves

en plein désert près d’un puits

.

sous mon socle, dis-tu,

tous ceux-là et celles-là remuent

avec un bruit de tant de piétinement de tant de pieds

.

leur sang sec si durci

qu’en craquèle la montagne ma mère.

.

Ils remuent si fort que pressante leur douleur

se heurte à mes plissements, dis-tu,

et je ne peux plier genoux et coudes

qu’en contrechant des poussées de leurs âmes

mal mortes qui crient contre la voûte

de l’immense caverne sous le socle.

.

Si fort ils crient et remuent

que sédiments, plis et blocs

se brisent ici, ici-même qui se dit

source invisible et bruyante

.

ici même où filtre l’eau ivoire et verte.

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6

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Je m’appelle Tesnim, dit-elle,

mon prénom veut dire Source du Paradis

c’est-à-dire Parole Claire.

J’aspire l’eau.

Elle remonte jusqu’à mes lèvres.

Elle se recueille en moi.

Puis je la verse.

Je suis, dit-elle, la sève de douceur

dans les arbres des rives,

elles n’ont plus peur.

.

J’efface inondation et crue,

de la violence je me retire ; au paysage sarcastique

des mâles en cuirasse j’ôte prévalence.

Je suis, dit-elle, douceur.

.

La chair bleue de la montagne, c’est moi.

Je cours dans le versant d’ombre

de la masse rocheuse.

.

Je sais remonter la pente si raide,

emportant vers le haut l’insomnie crieuse

du socle et des socles.

C’est moi qui donne à la montagne

la courbe de son dos

et à sa crête la forme d’une carène

de brume sombre en plein milieu du ciel

.

dont je noue et moule le bleu profond

entre mes seins.

.

7

.

.

Or Tesnim, dis-tu, déjà se retire

ou est-ce la brume qui si soigneusement

l’absorbe, si voluptueusement

qu’on ne sait si le bleu

est sang, corps de Tesnim ou ciel profond.

.

Je suis, dis-tu, le souffle

du long cri que pousse la montagne

au moment où Tesnim se retire.

.

Je suis, dis-tu, le froissement

l’arrachement des chairs.

.

Je suis le trille

de cela qui ouvre la voie de son propre récit

entre halètement dans la foule du socle

et suspens du ciel à l’œil encore clos

sur sel et vent vert.

.

8

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.

Suspendu à mi-pente assis sur le seuil

je vois, dis-tu, l’égaré affolé échevelé

qui patauge en bas retombe

plusieurs pas en arrière s’efforce.

.

Par le travers des forêts sombres il cherche

du bois pour charpenter son corps

trois rameaux droits pour étayer sa vie

mais les branches cassent

retombent sur ses pieds.

Qui saignent. Il part en tressautant

ailleurs, au ravin suivant, au val tortueux.

Il me hèle, dis-tu, et veut trouver le sentier

et la clairière, dit-il, avant le seuil.

.

Ce n’est pas clairière, lui dis-tu.

Avant le seuil ce sont dix pierres claires.

Sur leurs faces de longues incisions entrecroisées

attendent le doigt de l’aveugle

qui les lira, dis-tu,

attendent la main de celui ou celle

qui leur versera quelque sang quelque sève.

.

Rien ne sert de trépigner, lui dis-tu.

Les dix pierres claires, lui dis-tu,

sont mes sœurs silencieuses.

Tesnim les enfanta

un matin dans une intuition foudroyante.

Je m’assieds près d’elles, dis-tu.

La seule pierre sombre, dis-tu,

c’est moi ; je suis sonore,

sonore du son de tous les piétinements

sous le socle, de tous les piétinements en bas

des pentes, des rebonds des dix pierres claires

si un poème les élance.

.

9

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.

Dix pierres claires, dis-tu, ne font clairière ni rivière.

Dix pierres claires nées par grands à-coups.

.

Personne ne voit ensemble les dix pierres.

Pas même moi.

Chaque histoire est une colonne,

en haut de la colonne une pierre claire.

Toutes ensemble elles portent ma vie

mais jamais toutes ensemble, dis-tu.

.

Il y a la colonne courte de mon enfance pénible

et son babillage dans l’humus noir.

.

Il y a la colonne de la fugue adolescente

et son remue-ménage funambule.

.

Il y a la colonne de la jeunesse dure

et celle de la jeunesse fougueuse

et celle de la jeunesse intrépide.

.

Il y a, dis-tu, la colonne de mon premier enfant

et sa prudence enthousiaste,

il y a, dis-tu, la colonne de mon deuxième enfant

et ses écailles audacieuses.

.

Chaque colonne n’entre dans la réalité

que par sa pierre claire, de guingois à sa cime,

cristallisant le rire, dis-tu,

qui m’a toujours fait avancer.

Mais le rire est silencieux, juste en tenace harmonie

avec mille plis et leurs blocs

qui n’ont pas souvent la tendresse pour emblème.

.

Si les autres colonnes sont à peine esquissées

leurs pierres claires se suspendent déjà

dans le vide, narquoises quelque peu dis-tu.

.

Tel est mon humain clan, sans âge

et riant. Pas de sable ni de boue.

Des pierres claires. A mi-pente.

A lointaine pente, dis-tu.

.

Les échevelés croient que nous faisons clairière

où ils viendraient mendier câlins.

C’est l’inverse. C’est en pleine pente roue irréelle

à dix pierres claires.

Le moyeu de la roue c’est la pierre sombre,

c’est le contrejour que je suis, dis-tu.

C’est la source invisible et bruyante qui me dit,

qui dit.

.

*

Yves Bergeret

*****

***

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9 réponses à “Eau, vent, roc”

  1. lemaitre xavier dit :

    Mille mercis au poète qui donne à écouter le chant du monde par la voix de la montagne sanctuaire, pli de mémoire, source de vie, tremplin d’espérance.

  2. Ancre Nomade dit :

    Sacré texte et sacré ensemble.
    J’aimerais mieux en profiter et le format WordPress n’aide pas vraiment.
    Je le verrais bien sous forme calameo.
    En tout cas, bel objet. Bravo

  3. Geneviève Gohin-Chignac dit :

    Le poète ressent en lui la montagne et la vit. A moins que ce ne soit l’inverse, la montagne vibre des mots du poète et vit par lui

  4. Antonio Devicienti. Via Lepsius dit :

    J’aimerais un livre avec ces merveilleux poèmes et les images (les oeuvres) associées – quand un éditeur intelligent et connaisseur fera ce beau geste?

  5. Colette Klein dit :

    La toute puissance au service du poème : grandiose !

  6. sgolisch dit :

    Tout vit et est relié mystérieusement… nous ne pouvons pas tomber….

  7. Michel: dit :

    Un grand, merveilleux poème qui célèbre les éléments !
    J’ai adoré !
    Bravo et merci poète !

  8. vengodalmare dit :

    “ Même si je meurs
    mes yeux restent
    et mes cordes vocales aussi
    haut par-dessus le sillage vert du fleuve.”

    Ces sont des vers très précieux, comme tout le poème est précieux. Une célébration de la vie et des éléments oui, mais au fond je crois aussi de la Parole. La Parole continuellement recherchée, découverte, traitée avec force, et avec encore de plus en plus de force et d’efforts, la Parole s’écogne de l’Abîme et conduit à la Lumière, où elle continuera à briller pour nous montrer le chemin. Non, la Parole ne doit pas être abandonnée. La Parole est une pierre claire, une pierre toujours vivante.

    Je vous remercie.

    (perdonate il cattivo francese)

Rètroliens / Pings

  1. Acqua, vento, roccia | la Dimora del Tempo sospeso - 28/03/2023

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