La Maquette (1 La tempête)

Voici la première partie d’un poème que j’ai commencé à écrire le jeudi 19 mars 2020 à Die, où je suis retenu par les menaces réelles et insaisissables de la pandémie. J’ai réalisé certaines strophes sur triptyques de format déplié 25 cm de haut par 65 en double exemplaire, sur et avec des papiers très variés dont j’ai travaillé certains en gestes d’acrylique avant d’en faire collage.

La maquette en cours, simultanément, de travail est de l’architecte Dario Lo Bello ; c’est lui qui en a pris les photos, dans son atelier à Venise.

Voici la splendide traduction en italien de cette première partie, par le poète Francesco Marotta : https://rebstein.wordpress.com/2020/04/28/il-plastico-1/

et voici la nouvelle traduction, d’avril 2023, plus dense, que propose aussi le poète Francesco Marotta : https://rebstein.wordpress.com/2023/04/12/la-tempesta/

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Yves Bergeret

*

En ce temps de cruauté

où la montagne nous est dérobée,

où l’horizon nous est dérobé

l’architecte en découpant à l’échelle

d’un cinq centième, en superposant,

en collant par strates, du carton ondulé

a fabriqué une haute colline rocheuse

au dessus d’une rade

de carton ondulé.

Puis m’en a envoyé par mail la photo.

« Consolons-nous, m’a-t-il écrit.

Demain je poserai les bâtiments ».

Maquette de fiction, qui plus est en photo,

petite promesse d’un vaste futur :

ah, ce pourrait être l’ouverture d’un récit

cheminant comme maint récit, refondant

qui le dit et qui l’écoute.

Or nous voilà ballotés entre divers récits.

Peu nombreux sont les récits actifs.

Entre eux beaucoup de creux, d’intervalles

toxiques, jamais vides : la violence insonore,

la tempête sombre, y cognent en tous sens,

océan en furie…

Nous sommes là. Inquiets, vigilants,

juste assez allégés (certes graves)

pour ne pas couler.

*

 

Depuis l’arrière de la colline de carton

s’avance un cortège de femmes

au chant grave et ferme.

Petits tambours à peau très tendue,

je ne sais qui tient les tambours, qui les frappe.

Chaque syllabe du chant est un pas du cortège.

Trois mêmes notes aux tambours.

C’est le chant qui est cortège.

Les femmes voguent à l’intérieur du chant.

Graves et légères elles ne coulent pas.

Ne s’enfoncent pas.

Elles avancent sur le creux noir

entre les récits, dont trop sont

de marbre et d’acier.

Elles voguent entre les récits.

Féminin est le chant.

La colline de carton de l’architecte

flotte. Vogue sur la violence.

Ses strates de carton ondulé vibrent

et craquent sur la tempête de feu.

La colline s’enflamme.

*

Une chanteuse du cortège

marche devant les autres.

Sa gorge va devant les autres gorges.

Sa gorge soulève la colline de carton

sur le creux noir et les gouffres amers.

Le creux noir brûle. Comme huile en feu.

La colline brûle sans fumée

ni cendre mais reste,

mais survit, colline

souple sur les remous des flammes

et du noir. La voix de la femme

embrasse la colline et

l’enfante.

Les autres femmes glissent en cortège

dans le souffle de la nouvelle-née.

La colline de carton reçoit

le souffle des chanteuses graves.

La colline vogue,

fière voile dans laquelle soufflent

la chanteuse première et ses sœurs.

La colline qui brûle

ne se consume pas.

C’est ici que l’architecte sait qu’il peut

poser les bâtiments. Petits bouts de

carton encollés dans les ressauts de la

pente de la colline. Et il m’envoie par mail

la photo de la colline habitée. Petits édifices,

voyelles idoines au chant.

 

*

La colline de carton se déplace.

La ville de carton sur la colline

de carton se déplace.

Des poissons jaillissent du fond

du creux noir et sautent par-dessus

la colline qui va.

De toutes les couleurs sautent les poissons

puis retombent à l’eau noire, qui brûle,

mais elle ne consume pas les poissons.

Ils tressent en sautant, les poissons,

une grande nuée de cent couleurs, les poissons,

couleurs flottant dans le ciel de la ville qui va.

Chantant les femmes hissent

du fond du creux noir en feu noir

les poissons.

Sautant hors de l’eau opaque

les poissons ouvrent la lumière

aux cent couleurs.

La ville vit.

Chaque goutte salée qui retombe

s’incarne, se cristallise dix secondes

en pas et en pas et encore en pas

du cortège des femmes qui chantent.

*

 

Au toucher des gouttes de sel

les roches en rythme aussitôt se colorent.

Les strates de la colline de carton

sont couches de roche rouge,

couches de roche bleue.

Au tomber des gouttes de sel

les édifices sur la colline de carton

se peuplent, c’est l’aube,

c’est le moment. Chacun se retourne sur son lit,

la première lueur traverse les paupières

et la ville veut parler.

Murs ocre et orange,

blanches façades où les femmes

ouvrent les fenêtres dans leur chant,

dans le soleil qui va par le ciel,

dans l’enfant qui vagit

et dans le creux noir brûlant qu’elles écartent.

Murs orange et blancs

escaladent la pente de la colline,

murs colorés, pans des robes, de la taille

au pied, des femmes. Elles chantent en cortège,

légères et graves ; elles montent la pente,

elles allègent la ville,

l’architecte est leur fils,

elles apaisent le feu noir du creux noir

et des gouffres amers.

L’humble carton, que chaque nuit

découpe et colle l’architecte,

se mue en chair vive du poème qu’ici j’écris.

Or voici le point rouge

vers le bas de la pente,

la source

où la parole jaillit.

 

*

*

***

*

8 réponses à “La Maquette (1 La tempête)”

  1. Antonio Devicienti dit :

    Et ta poesie en devenir, cher Yves, ne chante pas seulement la source, mais aussi l’energie d’ une volonte tres forte et determinee. Elle devient elle-meme energie vitale.

  2. Viviane Ciampi dit :

    Poème qui demeure en nous, longtemps après la lecture. Merci Yves, volontiers j’attends la suite.

  3. Hilfiger Nicolas dit :

    Toi le poète dans la peinture-Architecture, tu nous fais glisser et dans les chevelures de ces femmes, et dans le bâti échevelé de tes collines.

  4. lemaitre xavier dit :

     » Littera gesta docet, quid credas allegoria,
    Moralis quid agas, quo tendas anagogia. »
    Sans du tout reprendre à la lettre la terminologie scolastique, La Maquette fait songer à Augustin de Dacie qui au treizième siècle perpétue des notions héritées des écoles de l’Antiquité tardive, pour recommander dans un esprit analogique une lecture des fables à travers une quadruple superposition de niveaux symboliques, où chaque niveau manifeste en miroir la réalité du niveau spirituel supérieur, sans lui-même s’abolir. Il forge ainsi la formule médiévale latine des « quatre sens »: le littéral ( la geste terrestre), l’allégorique ( ce que tu crois), le moral ( ce que tu dois ) et l’anagogique ( l’au-de là vers quoi tu tends).
    – Le littéral siège dans l’amphithéâtre naturel d’une source sacrée, romanisée en bains et susceptible d’être réactivée en « Nouveaux Thermes ». « La haute colline rocheuse au-dessus de la rade en carton ondulé » (papier recyclé, bruni, stratifié) s’élève par degrés. De l’architecte Dario Lo Bello au poète Yves Bergeret, la maquette-navette entre lagune et montagne, modélise un artefact syncrétique.
    – L’allégorique de ce dialogue de création fléchit les frontières, abolit les obstacles de l’oubli, relie geste et verbe, s’ouvre par la parole de celle par qui tout advient.
    – Le moral dessille la vision du monde, brise les scellés de la pensée soumise.
    Macchietta (petite tache) désigne une tâche universelle. Le poème prend, donne, invente un langage régénéré d’espérance.
    – L’anagogique est clairement signalé par le point rouge: fontaine de sourcier, espace de géologue, mémoire d’archéologue, étude d’anthropologue, projet de bâtisseur, voix de choreute.
    Voici le nouveau chant du monde.

  5. Geneviève dit :

    Dialogue magnifique entre l’architecte et le poète ! Merci Yves pour cette vibration intense, ce chant des femmes qui s’élève, s’amplifie et nous remplit d’espoir en cette période sombre

  6. GAIGHER dit :

    Il y a peut-être l’antidote de toutes les maladies cachées dans les comptes des vieux carnets Bru.
    Tu as mis le remède sur toile !

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