Architecte
Ce poème a été écrit du 18 décembre 2018 au 4 janvier 2019. Le 18 décembre j’en réalisais à Veynes, près de Die, la première partie, modifiée depuis, sur trois quadriptyques de Hahnemühle 250 g de format 17,5 cm de haut par 100 cm, en deux exemplaires. Le 23 décembre j’ai dû aller à Romainmôtier dans une forêt du Jura suisse, juste en contrebas de la frontière ; là une petite abbaye romane clunisienne du onzième siècle avec un narthex dont une partie des voûtes porte des peintures à fresque très effacées, peut-être simples sinopies ; en voici mes photos, étranges. Le 25 décembre je réalisais à Beaune, en Bourgogne, une seconde partie de ce poème, modifiée ensuite, sur trois quadriptyques Canson 200 g de format 25 cm de haut par 64 cm, en trois exemplaires. J’ai continué à créer et travailler à Die ce poème, jusqu’à ce 4 janvier 2019.
YB
Ce poème se lit en italien, dans une splendide traduction, naturelle, hautement inspirée, et profondément réfléchie, véritable re-création, du poète Francesco Marotta ; on trouve cette traduction à cette adresse : https://rebstein.wordpress.com/2019/05/17/architetto/
En outre on peut lire une traduction de Gianluca Asmundo, sicilien, architecte (Université d’Architecture de Venise) et poète et architecte , à cette adresse : https://peripli.wordpress.com/2019/01/08/184-yves-bergeret-architecte-architetto-traduzione-di-giovanni-asmundo/
*
Avant, bien avant l’enfance
Juste après le moment décisif
il a du pied repoussé son île
hors les mondes de la violence aveugle,
jusqu’à bien au-delà de l’archipel des petits volcans.
De l’un d’eux allait le cordon ombilical de la mer,
c’est lui qui l’a noué.
*
Enfance
Quelques générations plus tard
il avait considéré la longue couche minérale
par dessus le feu originel.
Il avait considéré la crémeuse couche atmosphérique.
Ils les avait nouées l’une à l’autre.
Car la roche peut se travailler et même se briser
avec une plume, une épine ou un remords.
Car l’atmosphère, quant à elle, s’effile,
se tresse ou se dilapide dans l’amour
qui est le feu d’enfance des hommes,
qui est l’ombre d’errance des hommes.
Nouer roche et vent, c’est main
de très jeune architecte.
Dénouer roche et vent l’un de l’autre,
c’est rire juvénile ou sauvage d’architecte
qui incline pour le bien des hommes la pesanteur
et les loge puis s’en va sans se retourner,
en larmes parfois, ou riant,
et toujours seul sur ce rivage blanc
qui s’éloigne encore
de l’archipel des petits volcans.
Les petits volcans noirs sur l’horizon…
oui, ce sont certains hoquets.
Mais finalement la mer remue à peine.
Croyez-moi, il ne perd jamais de vue son île
qui devra rester assez calme
pour qu’il puisse s’allonger entre les vignes
et boire le lait des étoiles.
*
Jeunesse
Dans la nuit il sait voir avec ses yeux sombres
et surtout avec ses autres yeux, nefs d’humanité et
velours de respect lumineux.
A cette lumière il a vu, bien plus loin que sa science.
Or ce qu’il a vu c’est qu’au centre de son île
est non pas un tumulte de collines féodales,
mais une plaine. Plaine il est vrai cernée
de batailles, de racisme et de vendettas.
Cette plaine est blanche
et inclinée.
L’inclinaison est le penchant des hommes vers l’eau douce
et surtout vers l’honneur du partage.
Ainsi partage-t-on le plat de mil et de riz.
Le partage, c’est un feu léger qui crépite
allant scissipare sous les montagnes,
sous les craintes, dans les veinules
de la peau de la parole.
Merci, parole, ma peau, notre peau
qui nous berce, qui nous aime et nous endort
sur des vagues lentes :
elles sont en mouvement
vers…
*
Apprenti
Comme toutes les îles
la sienne soulève sa proue
dans le sens d’un destin.
C’est là que la mer brise ses vagues
contre des falaises blanches.
Il peut croire que c’est sa foi d’architecte
qui a dressé les falaises blanches en propylées.
Avec elles le vent joue de l’orgue.
Après les propylées, là où le vent sèche
le sel des embruns sur ses lèvres et ses épaules,
douze larges marches blanches sont à monter.
Mon ami l’architecte est intelligent :
il commence à quitter le temps des mythes,
il sait très bien que ce n’est pas lui qui a dessiné
ces marches dont chacune a six siècles.
Six siècles de haut. Dans les ajoncs
et les croûtes de sel.
Lui, avec son front pensif, une équerre à la main
et une table inclinée à dessins,
est juste l’élégant développement.
Il inspire et mesure la gîte de l’île.
Il trouve que moi le poète je suis
son maquillage, je veux dire celui de l’île,
loquace, masque mal attaché
derrière le crâne ; le vent me secoue,
voilà mon bredouillement sacré.
*
Age adulte
Au centre de notre continent violent
que lacère et flagelle encore plus ces années-ci
un autre vent, de haine et de bourrasques tueuses,
dans une forêt très pentue sous une frontière
est revenu l’architecte. Je l’entends au travail : il hausse
et hausse et hausse des voûtes à contre-pente.
Et c’est là que lui et moi découvrons des lignes ocres
sur les voûtes même, traces laissées jadis sur les pierres,
comme des échos, est-ce par les troncs ébranchés
des arbres quand ils descendaient en cahotant
dans la pente, et l’humidité était
la sueur du bûcheron invisible,
du bûcheron luttant, du marcheur clandestin.
*
Dans la pente obscure sous la frontière
les lignes tracent des silhouettes sur les voûtes
qui nous crient des noms d’îles puis qui
se retournent parfois comme pour nous donner congé.
Nous, partir aussi ? impossible !
L’architecte, c’est lui qui retient les voûtes
par les quatre coins et prévient leur retombée.
Moi, le poète, j’emprunte aux pierres leur sève blanche
et au vent les graines merveilleuses des langues
des quatre angles du continent
et de celles de l’autre côté de la mer
pour faire de mon poème une barque.
Une barque à votre disposition. Son bois :
rien que sève et graines. Le poème bat, comme des ailes,
il avance comme l’impatience des
silhouettes à redevenir humaines.
L’architecte retend les voûtes.
D’une cité notre, d’os et de bois.
Elle monte dans la forêt obscure sous la frontière,
jette sur la peau de chacun
un décalque ridé de l’île inclinée.
*
Là-bas l’île inclinée, prompte à glisser
vers le fond de la mer ou dans le silence noir,
prompte à rebattre le ressac des guerres,
demande que l’architecte soit son père.
Me demande à moi, poète aux doigts
déjà gourds sur les cordes et aux paumes calleuses
sur la peau du tambour, d’orner, de soulever,
de lever la volonté des bâtisseurs ;
mais moi je veux d’abord, je veux avant tout
chercher ici une clef de porte basse
pour entrer dans une cave de mi-pente
et là tenter de mouvoir la pente,
la pente et l’inclinaison
vers plus de fraternité, tu en conviens,
cher architecte.
*
En désordre
Voilà, l’architecte a pris une montagne grise,
une autre montagne violette,
trois rivières limpides,
une branche très sèche surgie de l’omoplate du ciel
et aussi a carrément prélevé les éraflures
qu’en passant elle a laissées ocres
et même certaines encore sanglantes
sur la peau de sa mère.
Il a posé en désordre
ces éléments les uns sur les autres.
Le souvenir de sa mère s’est approché de lui,
puis s’est appuyé sur cet empilement asymétrique.
Sur lui les voyelles se sont écrites à l’envers,
tête en bas. L’architecte est très fier.
L’asymétrie sera sa nouvelle peau.
Lui et moi remarquons la rivière :
l’eau est une, les galets sont millions.
Les reflets hésitent entre les deux.
Hésiter est déjà oser.
*
Tempête
Froid très vif, vent brut.
Si brut que sur les sommets la neige fond.
L’eau de la neige, les gens privés de sens
en cherchent avec l’énergie du désespoir
la source.
*
Avec ses poings ronds le vent glacé
creuse dans la chair,
creuse dans le sable,
creuse, il n’y a plus de sable.
Allez, architecte, dresse mur, lève paravent,
sinon il n’y aura plus de terre non plus.
Sur le paravent
surtout ne suspend pas un miroir.
Mais trace un mot, une parole ouverte,
pose une image claire,
un signe net
et le vent tueur comme la hyène
retournera, oreilles basses, dans son sable noir.
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7 réponses à “Architecte”
Rètroliens / Pings
- 17/05/2019 -
- 25/11/2019 -
C’est beau cet architecte, il nous parle par votre voix, ainsi vous devenez l’architecte de sa parole, inscrivez les pierres spirituelles de la chapelle dans
l’espace de son temps, avec ses fresques déteintes.
Les dessins bleus d’abord resserrés près du sol pour jaillir plus haut m’évoquent des bateaux à la coque fuselée ou bien des avions qui trancheraient l’eau d’un cri d’hélices.
Leur couleur d’un bleu vitrail rayonne et biffe la papier.
C’est un poème très scandé, un peu sinueux à la manière d’une pensée qui
explore, libre, dynamique et toujours, votre présentation des objets, des situations et des lieux toujours si personnelle, toujours si fortement incarnée.
Les images, les actions se succèdent, vous faites sur l’écran transhumer
une partie de votre conscience d’humain et votre regard tout le long du monde et de sa vie profonde. L’antérieure comme l’actuelle.
Délicieuse fusion des mots et des couleurs pour ne faire qu’un. Pinceaux et plumes complices d’une belle pensée. Une jolie façon d’entrer dans la nouvelle année ! Merci à nouveau cher Yves
É un grande piacere per me leggere quest’opera. Ritrovare piccole tracce delle parole scambiate in quei luoghi simili a porti, ricchi di vita e di storia da cui poter scorgere futuri plausibili.
Sento il bisogno di dirvi Grazie, perche trovo in queste parole l’ energia vitale generatrice di futuri di pace.
Je [YB] traduis ici le commentaire de Dario Lo Bello, jeune architecte de l’ouest de la Sicile, travaillant actuellement à Venise et à Paris :
« C’est un grand plaisir pour moi de lire cette oeuvre. De retrouver des petites traces des paroles échangées dans ces lieux qui ressemblent à des ports, sont riches de vie et d’histoire et desquels on puisse entrevoir des avenirs plausibles.
Je sens la nécessité de vous dire Merci, parce que je trouve dans ces paroles l’énergie vitale génératrice d’avenirs de paix. »
Arche, … archi / an-archi …, tecte / technique / technologie …
Que d’eau est passé sous cette arche initiale, établie par celui dont la mission, à l’origine, était de construire des liens pour réunir ce qui est épars, établir des bases communes pour s’élever, … à l’aide d’arches ! avec Té, équerre, corde à noeuds, niveau, règle et compas, … mais surtout vision, volontés partagées et compagnons.
L’arche, première formalisation du maître pour passer de l’horizontale à la verticale devient la voûte, celle du vieux dos, soumis, mais qui rayonne à l’intérieur de son histoire, de ses décors, de sa beauté pour qui veut bien s’y intéresser, le découvrir, ouvrir ses yeux et son cœur.
Mais sans outils ni écoute, il n’y a plus d’arche, il n’y a plus de construction, plus d’élévation, plus de liens, …
Merci Poète pour ce texte d’espoirs habilement illustré