Le Salento, d’Antonio Devicienti
Originaire de l’extrême Sud de l’Italie, Antonio Devicienti écrit ce vaste poème dans plusieurs langues, l’italien, le français, le dialecte du Salento, une version dialectale du grec parlée également dans le Salento, et -par quelques mots- en allemand. Dans ce poème, toutes les formulations dans toutes ces langues sont de lui.
YB
LINGUA MADRE / LANGUE MATERNELLE
(c’est à dire les yeux de la langue)
Lingua madre che affonda fino al
dialetto
per dire il mondo e le cose
Langue maternelle qui s’appelle aussi
dialecte
afin de dire la terre et ses naissances.
Dialetto delle madri e dei padri
suono della materia prima da cui edificare
C’est bien le dialecte de nos mères, de nos pères
le son de la matière à partir de laquelle on édifie :
la pietra
la pierre
o lisàri
la pethra.
*
« Cher Yves,
mon ami, tu m’as écrit que tu ne connais pas la région où je suis né (le Salento, nommé aussi « Terra d’Otranto », Terre d’Otrante). Eh bien, permets-moi de tenter une description de ma région natale où l’on parle trois langues différentes: l’italiano, il dialetto salentino e il griko (c’est à dire le grec de la Terre d’Otrante) ».
C’est vrai, oui, c’est bien vrai que la langue est aussi espace et que la langue-espace possède son rouge-d’encre à baigner les oliviers de la plaine entre la mer Ionienne et l’Adriatique, entre le toit de la Cathédrale d’Otrante et les fenêtres des maisons près de la mer à Gallipoli, entre les écueils des migrants à Leuca et les pierres musicales de lumière aux alentours de Lecce.
C’est vrai, oui, c’est bien vrai que la langue est un voyage à pieds à travers le travail des mains
Ète dialettu e stae inthru le pethre
inthru le chianche te le case
inthru lu cervieddhu te l’amanti quandu crìtane l’amore
Ainsi l’appelle-t-on: dialecte, il est
dans les pierres
dans les briques des maisons
dans le cerveau des amants lorsqu’
ils crient dans l’orgasme.
C’est ainsi que la langue-espace beauté et mémoire aspro lisàri nifsa stin imera la pierre blanche la nuit dans le jour c’est ainsi qu’elle commence son voyage.
*
Cher Yves, tu le sais: tout commence depuis une maison (casa, σπίτι, Haus) édifiée avec la pierre locale et avec les mots qu’une génération transmet à la suivante; les dalles de la cuisine sont les plus savantes, la table où l’on mange et où l’on étudie est une étoile de bois, une carte du monde, une étendue de visions.
Je veux raconter une maison qui est faite d’une pierre très fragile, dans le vieux village, le foyer dans l’angle de la cuisine, l’ordre savant des enduits blancs sur les murs
*
Ieu ddecìa inthru de mmìe: moi, je me disais:
“throppu throppu throppu lu sonnu « le sommeil c’est mon voleur
me rrubba l’ore – il me vole le temps
ddescetatu bbulìa stau je veux veiller
la cchiù parte te la notte: la plus long de la nuit
ca lu libbru aggiu leggìre ci car je veux tout entier lire le livre
lucìsce quannu lu ggiornu poi scurìsce – qui s’allume lorsque le jour s’en va –
Stiddha ‘e sale e thrumentu L’étoile de sel et tourment
comu malata presentia telle qu’une maladie
ète c’est-elle
ci ‘ncelu bballa qui danse dans le ciel
malata te capu…” folle… »
Sintìa li capitani te furtuna j’entendais les capitaines du hasard
ci giràane pe lle vie te lu paìse qui flânaient dans les rues du village
manciàane ulìe nìure ils mangeaient des olives noires
descaminados
iddhi ci sempre sviati stannu c’étaient eux qui toujours se perdent
sempre spersi – se throva cquai puesìa? toujours perdus – est-ce ici que l’on rencontre la poésie?
“Ientu ‘ene rèfulu « le vent vient subtil et philosophe
mmòzzica la fenèscia il mord la fenêtre
nu llassa l’ore presenti ma il n’abandonne pas les heures d’ici mais il
te passatu l’enchie, te memoria les remplit de passé, de mémoire.
‘Ncigna lu libbru ci nu scrivu Ainsi commence le livre que je n’écris pas
ma vivu, ‘ncigna ogne fiata ca mais que je vis, il commence toutes les fois que
stiddha ‘e sale rrivivesce l’étoile de sel vit à nouveau
bballu e vvilenu vvilenu e ssangu danse et poison poison et sang
– corrida?
Thrasi, ientu, ‘ssìttate cquài ‘nnanzi Entrez, monsieur le vent, asseyez-vous ici devant
a mmìe e ‘ncigna ‘ ccuntare…” moi et commencez à conter… »
Capitanu te furtuna, se spugghiava lu ientu Capitaine du hasard le vent retirait
te lu cappeddhu – ‘nnanzi te mìe se ‘ssittava. son chapeau – il s’asseyait devant moi.
Bbiìame l’assenziu primatìu te lu cuntu. Nous buvions l’absinthe prémices du conte.
*
SUTTASCIROCCU ci nu sse scerra SOTTOSCIROCCO
Sous-sirocco qui rien n’oublie de tout se souvient
scinne scinne cu le caruse il descend il descend avec les filles
ddabbàsciu: ddhane o limbitari te là-bas: là où se trouve la frontière
la pineta: poi lu mare. la pinède: puis la mer.
‘Mar’a ttìe marinaru ci Malheureux es-tu, matelot toi qui
lu sale sarvàticu manciasti. mangeas le sel sauvage.
Caruse te tthruvara iddhe te Des filles t’ont retrouvé
lavara ma tìe? ma tìe nu t’ont lavé mais toi? Mais toi tu ne
parli nu dici parole comu parles pas tu ne dis pas de mots qui connaissent
de rena spierte. la nature des sables.
Cuardi. Lu mare Tu regardes. La mer
la rena la pineta: ‘rreta la pineta le sable la pinède: au delà de la pinède il y a
o limbitari: poi ccene nu ccanusci. la frontière: et puis ce que tu ne connais pas.
‘N’àuthra fiata ccene nu ccanusci. Une deuxième fois ce que tu ne connais pas.
*
ientu ientu ientu le vent o ànemos el viento
SUTTASCIROCCU: SOTTOSCIROCCO: Sous-Sirocco
ientu ci nu sse scerra – le vent qui n’oublie pas –
comu mare ientu ci strascina est semblable à la mer qui entraîne
memuriuse navi les navires du souvenir
azàte ‘nthra ll’occhi te lu munnu soulevés dans les yeux du monde
cquài le lassa ‘nthra ‘stu portu ici il les abandonne, dans ce port
te verba. des paroles.
La fenèscia ‘ncapu a lla muraglia La fenêtre au sommet du mur
àuta haute
ccuàrdu e ddicu je la regarde et je dis
: fane tthrasu : je veux entrer
(serenata te sta’ pportu) (sérénade d’amour c’est celle-ci, pour toi)
làssime tthrasu. Λίσσομαί σε λίσσομαί σε (c’est bien la prière d’Alcée devant la porte serrée d’une femme)
L’acqua te la pagina se scangia L’eau de la page se transforme
canti e ccunti ci te sta’ pportu. en chants et en contes de moi pour toi.
*
(et voici un « mosaïque » de fragments de chants populaires de la Terre d’Otrante avec des fragments qui disent mon amour au pays natal)
Fata pu me fàtefse
‘mara l’acqua ci me ‘ttaccàu li peti cu nu bbegnu finc’a ttìe? ‘mara l’acqua persa ‘nthra la rena quant’ave ca te chiamu tìe nu rispunni ‘mara acqua d’incantu ca canta muta ieu lu sacciu nu ssentu ‘mara l’acqua ci me chiudìu le ‘ricchie cu cira vvilenàta? ‘mara l’acqua ca si nu era ‘mara ieu la bbivìa ma forse ha d’essere ‘mara ‘mara l’acqua ‘sta maledizione d’amargura felicità ète ‘mara ‘mara ma disiata ma circata
Fée qui m’enchanta: est-elle bien amère l’eau qui me lia les pieds afin que je ne parvienne pas jusqu’à toi? Est bien amère l’eau perdue dans le sable c’est beaucoup de temps que je t’appelle toi tu ne réponds pas est bien amère l’eau sorcière qui chante muette je le sais je ne sens pas est bien amère l’eau qui ferma mes oreilles avec de la cire empoisonnée? Est bien amère l’eau parce que si elle n’était pas si amère je l’aurais bue mais peut-être qu’elle doit être si amère est bien amère l’eau cette malédiction d’amertume félicité bien amère amère mais désirée mais cherchée
*
– percé lu chiamati “dialetto”?
Pethrosa lingua, ‘nvece,
te ribollente lava facta.
Quiddha pethra
(te focu)
memoria te lu tempu
aedificatoria materia
mieru cu llu sale.
Perché lo chiamate “dialetto”?
Petrosa lingua, invece,
di ribollente lava fatta.
Quella pietra
(di fuoco)
memoria del tempo
edificatoria materia
vino con il sale.
Pourquoi l’appelez-vous « dialecte »?
Une langue des rochers, par contre,
d’anciens volcans qui ont changé de voix,
mais qui possèdent encore leur voix
et dans la voix des yeux
et dans les yeux la voix de la pierre.
*
Je regarde ton « cheval-proue » de Poitiers, cher Yves,
et j’y vois les mêmes figures qu’à la mosaïque
d’Otrante – ces dernières sont plus sauvages et primitives,
mais de Poitiers à Otrante
d’Otrante à Poitiers
c’est la même façon
de développer l’espace
depuis l’opaque indifférence des murs ou du pavé
en avant, en avant, vers notre oeil qui regarde
l’oeil est le pont vers l’extérieur
benedictus sit oculus hominis
les yeux de la langue sont merveilleux
les yeux de la langue voient plus loin que nos yeux
et les yeux de la langue sont dans nous
dans la profondeur et dans l’abîme que nous sommes…
*
La mosaïque d’Otrante est un tapis d’histoires
les fresques de Poitiers sont une bibliothèque d’images
la route d’Otrante à Poitiers s’appelle
imagination et culture et espoir
y passent les pensées qui voient
à travers les yeux de la langue:
cheval-proue et le roi Alexandre
le français et l’italien du sud
la route, c’est la rencontre parmi les langues
le ciel, c’est le changement sans cesse du bleu
l’horizon, c’est le tremblement de la mer et l’élévation de la montagne
*
QUANDU SCIUCÀANE LI STHRIJ ‘NTHRA LLA STRATA
‘ndialettu
critàane
li sthrìj
ca iddhi vivi èrane, vivi, vivi!
La storia accadeva altrove.
Les enfants jouaient dans la route
ils criaient en dialecte
qu’ils étaient vivants, qu’ils appartenaient à la vie, qu’ils étaient fous de vie.
L’histoire se passait en d’autres lieux, bien distants.
*
Un baptistère aux murs chantants
là je t’imagine, mon ami,
tu appelles des signes contemporains depuis les signes anciens et plus anciens encore.
Il en va ainsi :
on s’assoit par terre, dans un angle, les épaules contre le mur aux briques rugueuses ;
on regarde les murs qui montent vers la ocupole,
la lumière qui rayonne d’un centre que l’on pressent, mais que l’on ne voit pas.
C’est ainsi que l’on s’oublie soi-même.
Et je me souviens d’une basilique à Mistra, au centre du Péloponnèse,
les dalles bouleversées par le temps
les fresques des Saints et des Saintes AUX GRANDS YEUX
qui regardent les étoiles invisibles suspendues dans l’air brûlant.
Et je me rappelle la PLACE QUI A FORME D’OEIL
elle se trouve dans le centre lumineux d’Ortige
et j’aime, oui, je l’aime bien d’imaginer le sarcophage de bois
suspendu par une chaîne au plafond du temple d’AthènaLucia
qui imperceptible bouge
et là dedans il y a le corps génial d’Archimède
(on peut lire cette légende dans les chroniques
des savants arabes de Sicile).
Et au pays de René Char je me souviens des grandes roues des moulins
des YEUX qui (Saint Trophime aux environs et la Fontaine et le Lubéron en vue)
des yeux qui sont des mains et des mains qui sont écriture
et l’écriture qui bâtit sa demeure (spiti casa maison Haus).
Je me souviens de toutes les langues d’Afrique
le linge se séchait aux balcons
on rend visite au Cristo de los Faroles qui se dessèche
de solitude dans le cœur de Córdoba
et je me souviens de John Coltrane qui jouait dans une cave
au même niveau que le fleuve devant l’île de Kampa
(ou bien c’était un rêve et Holan caressait sa fille
pour l’endormir),
d’écrire au crayon une lettre d’amour pour Edith Piaf
pendant que Miles Davis jouait « ascenseur pour l’échafaud »
e mi ricordo di Lisbona, città delle andanze
e Praga « viscere d’Europa »
et traduire – ça signifie deux êtres humains qui
se fixent dans leurs yeux :
ils ont envie de se comprendre
Terre d’Otrante, carrefour des langues
gli occhi della lingua
la mente si fa tutta sguardo
les yeux de la langue
les pensées deviennent TOTALEMENT regard
gli occhi della lingua
ta màtia tis glossis
vedono Africani Asiatici transitare
ora per questa lingua di terra
(cercano il Nord)
(nulla sanno di questa zattera a Sud-Est)
e tradurre è questo migrare
les yeux de la langue voient des Africains des Asiatiques traverser
maintenant cette langue de terre
(ils vont au Nord)
(ils ne se rendent pas du tout compte
de ce radeau de Sud-Est)
et traduire est migrer ainsi
… e la poesia europea ha spesso questo torto:
dimentica il canto dei popoli.
Mais les poètes européens sont coupables
ils oublient volontiers le chant des peuples
Ché ho nostalgia delle lingue e dei daletti che non ho
mai imparato o conosciuto
J’ai nostalgie des langues et des dialectes
que je n’ai jamais ni appris ni connus
e mi guida questa mia ignoranza ch’è immane
ma che mi abita desiderio e ammirazione
mon Virgile c’est mon ignorance qui est fort grande
mais qui, en m’habitant, est aussi désir et admiration
sur le tapis de mosaïque d’Otrante se croisent
le Nord et le Sud, l’Est et l’Ouest
ghetonia ton laòn voisinage des peuples
e sta nascendo un italiano creolo ? Je me pose la question: une langue qui ne soit ni la langue des colonisateurs, ni la langue des colonisés, mais bien la langue des hommes libres
est-ce qu’il est en train de naître une langue créole italienne ?
Glossa tis eleftherìas, glossa stin eleftherìa.
Langue de la liberté, langue dans la liberté
Ce que la langue voit c’est
l’horizon infini des chants
que les peuples ont créés
depuis l’aube de l’homme
glossa tis mesemvrìas
langue du midi.
Langue (langues) maternelle (maternelles).
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7 réponses à “Le Salento, d’Antonio Devicienti”
Rètroliens / Pings
- 07/04/2017 -
Merci, cher Yves. D’autres mots seraient inutiles. MERCI.
Molto bello.
Che emozione! Veder nascere una nuova lingua e sentire che sì, che è possibile un italiano creolo e che in fondo la lingua è una sola, quella degli uomini liberi; i loro canti si incrociano e si trasmettono come onde nel mare della fraternità e della libertà.
Davvero un bellissimo poema, complesso ed emozionante; un poema altresì musicale. Grazie ad entrambi.
Ce poème montre que nous n’avons rien, mais si nous venons au monde portés, nourris par le langage, nous avons tout… Ce poème nous fait voir la langue à l’oeuvre. L’invisible commence avec le regard sur le visible mais le visible n’apparaît qu’à celui qui pressent l’invisible qui sous-tend le monde. Merci pour la jubilation qui jaillit dans chaque mot et dans chaque image.
Veron, je suis intéressée par le commentaire que vous laissez sur l’étonnant texte d’Antonio Devicienti. En quelques phrases pudiques mais intenses, vous embrassez le chemin par lequel cet homme aujourd’hui audacieux, se déploie hors des berges obligées de la langue unique, en une chevauchée de dialectes et de langues qui galopent ensemble, se parlent et se renvoient la balle avec une extrême jubilation comme vous le soulignez.
Nous assistons là à une joyeuse « Débabelisation » de nos langues communes, qui permet dans la foulée à Antonio Devicienti de chanter son pays natal, de faire résonner sa mémoire et d’affirmer son éthique en chantre idéaliste qu’il est.
Vous dites : ce poème nous fait voir la langue à l’oeuvre. C’est cela même ! Formule lapidaire et bien décantée, qui cerne le poème avec ses multiples cadences, ses « lancers » dans l’Histoire et rebonds dans les plis de la littérature, ses incursions dans sa sensibilité d’homme et de poète qui se révèle en écho de gratitude et d’admiration aux poèmes et aux présentations d’Histoire de l’Art de son ami Yves.
Cela nous touche, offert en contrepoint à tout ce qui souille et désertifie le monde. Qu’une telle ferveur rayonne en ce lieu de poésie.
Je remercie de tout mon coeur toutes les lectrices et tous les lecteurs qui ont donné leur attention à mes textes (non seulement au poème « Salento ») et Yves, ami si généreux. J’ai lu des commentaires si passionnés et si profonds que j’en suis profondément ému. MERCI.