Vers la parole, église de San Pietro, à Piazza Armerina, en Sicile

L’église San Pietro, à Piazza Armerina, au cœur de la tumultueuse et énigmatique Sicile, a été restaurée très récemment, après de multiples dégradations, vols voire pillages au fil des siècles. Restauration remarquable. L’église elle-même avait été reconstruite au début du dix-septième siècle. Elle appartient à l’ordre franciscain des Frères Mineurs Observants. Dans le cloître qui la jouxte sur son côté Nord, a été dégagée il y a à peine deux ans la fresque anonyme extraordinaire d’un Jugement de Caïphe ; elle date de la reconstruction de l’église. J’en ai déjà proposé deux « lectures » complémentaires (liens sur ce même blog :   https://carnetdelalangueespace.wordpress.com/2016/05/06/le-jugement-de-caiphe-a-piazza-armerina-en-sicile/https://carnetdelalangueespace.wordpress.com/2016/10/20/limage-et-la-parole-trois-elans-de-piazza-armerina-en-sicile/ ).

 

On entre dans l’église par l’Ouest. Immédiatement on est frappé par la paix et le calme qu’inspire son plan en basilique. Murs blancs, plafond plat à caissons réguliers de bois sombre. Un parallélépipède. Transepts quasi invisibles, chœur à peine marqué par une sorte de retable et par une coupole qui est loin de s’imposer. Les murs blancs sont percés chacun trois fois par des chapelles latérales ouvrant en creux des volumes vides encadrés de sortes de colonnes plates et d’un fronton à l’antique, tous en marbre clair et souvent ouvragé avec le raffinement de la Renaissance ou du maniérisme. Ces chapelles, toutes blanches soient-elles, font dans les grands murs des trous, des bouches d’ombre, des cavernes allant vers quelque chose de mystérieux. En particulier celles de gauche, sur le côté nord de l’église.

 

Jadis chapelles et autels latéraux étaient plus nombreux, les murs plus décorés. L’équipe d’architectes, d’historiens et de théologiens qui a réfléchi à cette restauration et veillé à son exécution a développé un art tout extrême-oriental du vide et du plein qui comble de paix et de joie le regard. Plus on avance vers le chœur plus les trois chapelles de chaque côté manifestent de l’élégance décorative et de la subtilité théologique. Les traces des cénotaphes aristocratiques y sont parfois visibles. Suivons la progression du mur Nord. D’abord et en déséquilibre créatif un énorme élément supplémentaire : accolé au mur blanc un autel de bois sombre, haut et rectangulaire, identique en proportions à celles de la nef en basilique. Il a été créé par un artiste de Syracuse, Mario Minniti, un compagnon du Caravage.

 

 

Puis, en creux, une chapelle où persiste un Christ saint-sulpicien mais entre deux colonnes assez frustes où des angelots naïfs en stuc rivalisent avec des sirènes charnues issues de légendes de la Préciosité.

 

 

Puis en creux encore une chapelle dont les demi-colonnes renaissantes citant Rome, appuyées au mur blanc, montrent avec une éloquence ferme un monde en attente, avec une solennité humble et respectueuse. A sa base chacune de ces quatre colonnes en marbre est portée par des têtes jeunes, bouches ouvertes, à un mètre du sol. De ces bouches descendent des rubans doubles sculptés ; on pourrait croire des bras pliés stylisés dont les mains sont avalées par les bouches. Plutôt flux de parole sortant des bouches sur des phylactères de raide tissu minéral dont toutefois l’écriture est invisible.

 

 

 

La plus à gauche de ces têtes à phylactères vides est sculptée dans un marbre plus sombre. Elle dissimule dans le creux entre sa mâchoire gauche et le fond un croisement d’entailles qui font signes, une sorte de signature du tailleur de pierre ou du sculpteur, ou ébauche d’alphabet, ou balbutiement à peine audible de la tête figurée ou de celui qui sculpta.

 

 

Puis les colonnes montent verticales, jaillies des crânes, portant le monde réel, ses souffrances et ses énigmes vers un ciel auquel croire.

 

Voici la dernière chapelle latérale, nettement aristocratique ; le burin et le ciseau du sculpteur et décorateur, le célèbre Gagini, est beaucoup plus sophistiqué. Les figurations de grotesques maniéristes et baroques exaltent la limpidité aérienne du marbre.

 

 

 

Dans le fond de cette chapelle apparaît avec une aura toute particulière une Madonne à l’enfant. La peinture délicate et légère ouvre une fenêtre paradoxale dans le maniérisme du marbre tout alentour. On la date de 1300 ou 1400 ; elle est la copie d’une Madonne à l’enfant, dans les mêmes poses, antérieure de deux siècles, mais nettement plus sévère et sombre, puissamment byzantine, qui trône à la Cathédrale de Piazza Armerina. Lorsqu’il a fallu reconstruire sur place la première église franciscaine, cette nouvelle Madonne a été l’axe de piété, le pôle de la ferveur populaire, à côté de et à égalité avec le maître-autel où se rejoue à chaque messe le rite du grand sacrifice du dieu. Un ivrogne désespéré lui jette un jour une pierre ; sous le coup l’image peinte se met à saigner. Depuis on l’appelle en dialecte de Piazza Madonna du mercu, la Madonne à la pierre jetée.

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Beaucoup plus douce et fine que celle de la cathédrale (tout comme Cimabue adoucit cette figuration), la tête de la Vierge s’incline vers celle de l’enfant-dieu dont le sacrifice sauvera l’humanité et dont la parole apprendra aux hommes violents un autre type de lien. L’enfant est infans, c’est-à-dire nourrisson avant qu’il ne sache parler. Le souffle de la bouche de la mère moule le crâne et le cerveau de l’infans. La tête de l’infans s’incline sous et dans le souffle murmurant de la mère. Les mains de la mère répètent et soulignent ce que son souffle moule et module. Les plis des tissus aussi. Or cette figuration est peinte ici avec une telle légèreté que tout est à la limite de la couleur, à la limite du trait, à la limite de la ligne. L’image ne s’affirme pas vraiment et a abandonné tout byzantinisme. L’enfant ne parle pas encore. La parole cherche sa voie, cherche sa voix.

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Et c’est justement de l’autre côté de ce mur Nord qu’est peinte à fresque la grande scène du Jugement de Caïphe, ce moment final du parcours humain du Christ ou devant le tribunal religieux juif se met en débat la vie et la mort de celui qui s’affirme un dieu et fils d’un dieu, celui dont le destin doit parvenir à son terme mortel et sacrificiel pour qu’il devienne complètement dieu, pour que ce dieu s’accomplisse dans sa divinité. La fresque au dos des chapelles bouches d’ombre, au dos des chapelles où balbutient et étrangement bégaient prophétiquement des élancements de parole, cette fresque déploie de manière magistrale le grand bégaiement des hommes, le grand débat, l’erratique et somptueuse liberté de la parole.

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Il apparaît alors que l’église en forme basilicale est à l’intérieur d’elle-même la peau qui va se retourner et se renverser, comme on retourne un gant. L’église est le lieu de gestation profonde et lentement tenace de la parole qui, sur son autre face, au mur du cloître, accouche d’elle-même, hors d’elle-même et lâche les hommes à leur devenir adulte.

 

La forme en basilique de l’église, si bien restaurée, est dominée par son grand plafond horizontal à caissons de bois sombre. C’est un ciel où se prépare un orage dont tombera une pluie nourricière. Au centre de ce ciel de bois un octogone, puissant. Il a pivoté de quelques degrés : il intrigue. Il aspire le regard. Il est la septième bouche d’ombre, encore close. Et voici qu’il est le trou du mât géant de la nef des hommes. Le plafond horizontal de bois sombre est le pont d’un bateau. A l’envers. Ce pont regarde non le ciel, mais nous, au sol. Derrière l’octogone se verra la cale puis peut-être la quille. Ce plafond de bois indique la carène que les hommes en parole se doivent de construire.

 

Yves Bergeret

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3 réponses à “Vers la parole, église de San Pietro, à Piazza Armerina, en Sicile”

  1. Antonio Devicienti dit :

    Merveilleux article du Lecteur de la Langue-Espace. La parole et le regard, l’éthique la plus haute, la conscience de l’histoire sont tous présents ici.

  2. veron dit :

    Cette description nous guide dans le monde des apparences et laisse éclore le sens .Elle nous interroge sur ce qui fait notre regard..Avons-nous senti le souffle murmurant de la mère qui modèle et fait s’incliner la tête de l’enfant?

  3. Oana dit :

    Cette icone est typiquement byzantine. Elle est en effet une copie de l`icone Glykophilousa ( le doux baiser) qui se trouve a la monastere Philoteu au Mont Athos. La seule difference est que dans l`icone grecque l`enfant Jesus a son visage tourne vers sa mere.

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