Autels Saint Expédit, île de La Réunion
Cet article, grâce au poète Francesco Marotta, se lit en italien à cette adresse : https://rebstein.wordpress.com/2022/06/08/gli-altari-di-santespedito/
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Depuis très peu à l’échelle du temps géologique, trois millions d’années… des masses de magma poussant perçant perçant la croûte terrestre, ici au fond de l’Océan indien ; sans plateau continental, masses montant pressant montant émergeant : l’île naît. Et puis la chambre magmatique creuse du volcan qui crée cette île très jeune s’effondre, laisse place à trois « Cirques » profonds ; mais la poussée crée une nouvelle chambre à peine plus au sud-est dans l’île. Et crée un nouveau cratère actif.
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Puis sur la jeune masse minérale émergée, le tapis végétal d’une épaisseur infime vit avec toute l’exubérance qu’entraîne un climat océanique tropical… robustes hautes fougères arborescentes partout…
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A l’échelle du temps humain, très récent est le peuplement de l’île : il débute au seizième et surtout dix-septième siècles… très faible peuplement, juste aux premiers temps une escale sur la route maritime des Indes ; aucun peuple autochtone qui aurait été exterminé ou soumis ; pendant un siècle et demi esclavage faible numériquement, les « marrons » montant au centre de l’île refonder leur liberté dans les « Cirques », difficiles d’accès.
A présent sur cette terre très jeune et encore meuble dans les pentes basses profondément ravinées du volcan le peuplement progressif commence à peine un métissage. Chaque peuple apporte dans le « tapis sonore » de l’île son marquage d’espace par les signes de son patrimoine culturel et par les traces de sa propre oralité, Tamouls, Mozambicains, Somaliens, Chinois, Arabes, Européens… Chaque peuple les glisse dans les resserrements urbains et, plus encore, dans les plis de la roche, les coudes des routes, la touffeur du tapis végétal.
A peine l’esquisse d’un début de métissage, en particulier dans les usages du sacré. Les sacrés, pour le moment, se côtoient. Le marquage chrétien européen ne domine pas, s’effrite lui-même, parfois se recompose dans des rites que Rome aime peu.
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Il y a un siècle et demi de pieuses personnes plutôt chrétiennes ont découvert que dans cette île au bout du monde, cernée de requins, tremblante et éruptive, battue par de violents cyclones en hiver, la protection sacrée d’un très sincère converti d’il y a… deux mille ans serait efficace. Saint personnage, a-t-on décidé, colonne vertébrale d’un des sacrés de l’île. Aux immenses pouvoirs, bénéfiques et dangereux. Un officier romain. Oui, romain ! On l’appelle saint Expédit : ce qui veut dire tout simplement « officier » car un centurion romain ne porte pas de bagages, d’impedimenta, alors que le légionnaire de base est un impeditus, un « chargé de bagages ». Nulle part ailleurs que sur l’île on ne le connaît ni ne le vénère ; après avoir hésité Rome ne le reconnaît pas. Selon qui parle de lui, bien sûr dans l’oralité, il dispose d’une armée de 54 soldats ou 487 ou 53021, etc. Rival ou cousin d’Anjuman qui, hindouiste, bondit avec ses dizaines de milliers de singes divins pour sauver Rama et son amante sur l’île de Sri-lanka.
Tout le monde sait dans l’île que l’intervention de saint Expédit est efficace, sollicitable et, tant pour soi-même que pour autrui, redoutable.
Un peu partout où il y a eu ou pourrait y avoir danger, on s’affaire à fixer par de très curieuses petites accumulations d’objets, au plus 50 centimètres de haut, le pouvoir du Romain sanctifié émergé de l’océan indien ; on dit alors qu’il s’agit d’une « chapelle » même si c’est un surplomb de basalte qui réunit les pieux bibelots.
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La route sinue sous une falaise de basalte très dur. De l’autre côté de la chaussée étroite le trop bas parapet bas protège peu d’une chute dans le vide. Accidents : plus d’un est mort ici. Ou pourrait mourir.
On installe une « chapelle Saint Expédit » en mémoire des morts et afin d’empêcher de futurs accidents mortels. Ce faisant, grâce à l’effigie enfermée derrière la grille et à une profusion de fleurs en plastique rouge, adjuvantes de la petite effigie du Romain, on verrouille la violence destructrice du lieu. On se propose de fixer ici le destin dans une stabilité non mortifère.
Et il en va de même de multiples lieux accidentogènes sur les routes, les chemins et les carrefours de l’île.
Curieusement la statuette magique du Romain destinée à maîtriser le danger passé ou futur, on la cache à moitié, comme une confidence. Enfouie sous une sorte de niche de ferraille et béton peinte en rouge ou dans la pénombre d’un auvent de basalte, ou même dans cette voute naturelle qu’a laissée la lave déjà refroidie en surface quand en dessous la lave visqueuse encore incandescente continuait de couler. Dans le basculement de l’ombre à la lumière on dresse la statuette : pas ailleurs.
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Souvent la statuette du saint est abritée dans sa case serrée, ouverture unique face au passant, ouverture parfois entravée d’une grille : pour empêcher un impie de voler quelque objet du microsanctuaire, mais plus encore pour que la haute densité de pouvoir magique animiste ne se répande pas en désordre au dehors, brûlant l’herbe, la fougère, les pieds nus des enfants et le lézard indiscret. C’est la tente du centurion, n’est-ce pas ; c’est aussi la prison dorée, non, rouge, où on le garde pour qu’il n’aille pas porter ses pouvoirs on ne sait où.
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L’acte de dévotion ne se manifeste pas seulement en posant sous l’auvent ou dans la « chapelle » la petite effigie du Romain ; l’efficacité se concrétise avec la flamme de la bougie, nécessaire. Dans le moindre autel, une, deux, une foule de bougies, toujours au moins une allumée on ne sait par qui. Flamme à multiples fonctions : chasser les moustiques et autres insectes gênant une pieuse visite, purifier le lieu de tout miasme ensorcelé, beaucoup plus profondément devenir la contre-flamme modeste et ironique de la flamme titanesque qui brûle dans la chambre magmatique. Contre-flamme du feu d’enfer au fond du cratère actif, là-haut, derrière la forêt.
Auvents ou « chapelles » montrent avec redondance la cire écoulée puis solidifiée, lave tendre et blanche née de la consomption de la cire par la flamme de la mèche, menue prière têtue, dévotion de fourmi dans le flanc même du volcan surgi du nulle part de l’océan. Minuscule volcan, à foison, dizaines de minuscules volcans parodiant et réduisant le pouvoir effroyable du grand volcan qui a été capable de surgir du fond de l’océan. Chapelet des minuscules volcans parodiques cernant le grand monstre de lave et de feu, tout là-haut.
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Mais la couleur dominante, parmi la surabondance du vert végétal tout alentour n’est pas le blanc de la coulée de cire ; elle est le rouge, puissant, posé et re-posé très souvent, on pourrait croire à chaque grosse pluie. Tout le bâti de la « chapelle » redonde de rouge vif.
Récurrence insistante du rouge, dont l’indispensable blanc de la cire fondue est le ténu contrepoint. Rouge floral et même rouge des abondantes fleurs en plastique, rouge, rouge. Je remarque dans un auvent de basalte faisant clin d’œil à la grotte de Lourdes un très rare bleu marial. Je remarque ailleurs une menue effigie d’un Christ presqu’achrome tant il est secondaire par rapport au Romain.
Ou encore ailleurs un saint Georges, appauvri à deux seules dimensions. Ses couleurs imprimées sur la feuille s’effacent tant qu’il n’en reste à vrai dire que le geste épique contre le dragon et surtout le cadre de plastique doré et la végétation de plastique verte et, avant tout, rouge.
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Pourquoi tout ce rouge vif partout ? Nés sur l’île et de culture populaire, mes amis réunionnais répondent immédiatement : c’est la cape du centurion, capitale comme celle de saint Martin, l’autre officier romain sanctifié mais lui en Touraine. C’est la cape sacrée, coupée en deux pour protéger du froid de l’hiver en Touraine, cape sur l’île répétée mille fois pour protéger de tout malheur, de toute mort, à commencer par la coulée de lave rouge : cape à jeter sur la terrifiante géologie de l’île afin de l’humaniser, afin d’en appauvrir la puissance infernale. La cape est d’un rouge puissant répété à tout vent autour de l’autel afin de parodier et anéantir les effets de la lave incandescente, qui est hyperbole de rouge.
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Le saint Romain prolifère. A chaque petit autel il se dédouble, il se réplique, il se répète plusieurs fois. Il n’est pas le réceptacle de quelque relique, de quelque micro-élément surnaturel tombé de la transcendance que le sculpteur aurait enfoui et dissimulé par exemple dans le torse de l’officier. Il n’est pas l’unique statue intercesseure vers laquelle confluent des pèlerins avec leurs prières. Ici le mouvement de piété qui dynamise l’autel ne descend pas de quelque dieu unique invisible pour se diffuser sur une population de fidèles alentour.
Au contraire le mouvement de l’autel part des individus inquiets sur cette île et égarés dans leur destin. Chaque individu cherche comment s’inventer une transcendance, ancre ou socle, une stabilité, une identité de personne, oui, de sa propre personne : chacun pose son effigie intime, c’est-à-dire la petite statuette, sans tenir compte de la statuette identique déposée quelques jours avant par un voisin, un cousin, un inconnu ; puis sans s’étonner que le besoin de divin bégaye à ce point les grand-mères emmènent une ou deux fois l’an leurs petits-enfants faire le tour des autels du voisinage. Puis on y dépose un bout de tissu du premier vêtement du nouveau-né, même de son premier lange. Ce sont autant de petites bulles de désirs individuels qui montent et cherchent à émerger vers « quelque part » sous le toit de la « chapelle » rouge ou sous la voûte de la coulée de basalte ; aucun Dieu ne descend, n’unifie, ne synthétise, ne sublime. Inlassablement, individuellement on émet du vœu.
Chacun apporte sa statuette et sa bougie, les serre contre la statuette et la bougie de l’autre ; une concrétion d’appétences multiples vers un dieu qui existe peu ; ici une transcendance a encore à se constituer ; et en effet il s’agit ici d’un très jeune îlot volcanique qui cherche son mythe, ses mythes mais n’en a pas encore.
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Mes amis réunionnais m’expliquent le rite de la « promesse » formulée et contractée avec saint Expédit. Ses pouvoirs sont très grands. On peut lui demander une faveur. S’il l’accomplit une dette perpétuelle envers lui est contractée qui oblige à au moins une visite annuelle avec diverses petites offrandes dont une nouvelle bougie à allumer au pied du saint. Faute de ce rite, le saint peut se déchaîner en représailles cruelles et sans fin. Telle est la « promesse » : un lien contracté et orienté vers le futur, un maillage social progressif, un tissage de l’espace. Ainsi s’habite peu à peu l’espace.
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Au lieu d’un instant a-temporel de prière qui établirait un contact avec une transcendance dans l’espace-temps de la « chapelle » qui, de la sorte, serait propre, on laisse au contraire les marques sédimentées des mouvements vers la piété et vers la « promesse » liante : les déchets accumulés font partie active de l’autel car le temps est ininterrompu du passé au présent et au futur ; on ne s’abstrait pas dans la prière, on contracte de la « promesse » et on laisse clairement visible dans un coin de l’autel le matériel pour les dévotions à venir, en particulier un bon stock de bougies vierges.
Même si affleure la tentation de la pérennité : en témoignent les fleurs en plastique, inusable, stable, non fanable.
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« Chapelles » et auvents affichent très peu de mots écrits, de formules, de lois, de paroles d’un prophète sur phylactère… Un mot toutefois revient constamment, qui se lit sur un petit livre ouvert en céramique blanche : « merci ». Remerciement adressé à… saint Expédit. Deux pages du livre sont ouvertes, on aurait pu croire une Bible ; mais non. Car sur la double page blanche, sur l’absence de texte révélé, le seul mot écrit et bien présent est celui de la proclamation de la dette contractée par la « promesse ».
Et même il arrive que les Merci de céramique soient enclos, serrés, derrière la grille de la « chapelle » : dangereuse et ambivalente la robustesse de la « promesse » ne peut ni ne doit s’échapper.
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La vitalité et le fonctionnement même des Saint Expédit habitent l’espace, dans un langage plus ou moins apparenté au christianisme. Dans ce langage, donc dans cette manière d’élaborer le réel et le « paysage » de la vie quotidienne, les Saint Expédit constituent une éruption animiste cutanée du grand corps jeune de l’île.
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Yves Bergeret
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P.S.1 :
Dans un autre langage parallèle sur l’île, on rencontrera de vigoureuses surprises : le langage très coloré des temples hindouistes « officiels » et familiaux, dans des enclos nettement délimités. Mais certains éléments de ce langage débordent dans l’espace, même au bord de quelque route… tiens, voilà, ici, soudain, ce trident planté sur le bas-côté, avec une image non pacifique d’un démon, peut-être Murugan, que craignent les Tamouls…
P.S.2 :
Remerciements, pour leurs photographies d’avril 2022, à Catherine Reeb, chercheuse à l’Institut de Systématique Evolution Biodiversité, de Sorbonne Université et du Museum national d’Histoire naturelle, à Quentin Dejonghe, étudiant en master 2 au Museum national d’Histoire naturelle, et à Mathieu Portela, élève-ingénieur à l’INSA de Lyon.
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5 réponses à “Autels Saint Expédit, île de La Réunion”
Rètroliens / Pings
- 08/06/2022 -
Avec une grande clarté, la prose poétique épouse la dynamique profonde de l’île et son incessant mouvement de vie. Grâce à la langue espace, des entrailles de la terre à celles des habitants qui la peuplent depuis peu, le lien est fait, et il a une couleur : rouge. Rouge des autels qui se dressent contre la violence ; rouge des toges qui se répliquent inlassablement face aux démons ; rouge des fleurs qui remercient en craignant de faillir. Il y a dans ce particularisme réunionnais quelque chose qui touche à l’universel, et qui est donc au cœur de l’humanité : « Cet effort extraordinaire que tous les hommes, où qu’ils soient, sous quelle latitude qu’ils soient, ont fait pour rendre la vie supportable. » Aimé Césaire
Cher Yves, en lisant ta prose il y a peu, j’ai pensé à ce texte de René Char:
» En disparaissant, nous retrouvons ce qui était avant que la terre et les astres ne fussent constitués, c’est-à-dire l’espace. Nous sommes cet espace dans toute sa dépense. ( … ) Cette extension presque intolérable entre le souffle consentant et le pas hésitant. Doucir l’obstacle. ( … )
In Aromates chasseurs, éditions gallimard, 1975.
Comme peintre et comme dessinateur, je crois pouvoir dire sans l’imposer, que ce rouge est vigilance envers dogmes / sectarismes / folies des Lois, et joue un véritable rôle de Correspondance à l’altérité à qui veut bien prêter » oreilles, et regard à cette couleur sémantique . «
Réunion, ci-devant Bourbon : l’île essème son génie volcanique.
Voyageur sans bagage; sans toit ni loi
Officier sans légion et Romain migrant
Saint dissident, plus errant que trônant
Expédit sans papier est plébiscité par une ferveur populaire qui lui dresse avec gratitude des sanctuaires clandestins ostentatoires.
Curieusement, les expressions de Deleuze : « membra disjuncta », « synthèse disjonctive », « disjonction incluse » pourraient rendre compte de cette violence contenue, de ces alertes discrètes, du marronnage béatifié.
Ces pratiques métissées témoignent d’une forte pensée symbolique et attestent d’une création poétique puissante.
St Expédit, victime expiatoire d’une violence mémorielle ? Y a-t-il eu substitution d’un ancien rite sacrificiel ? Les traces archéologiques, les légendes et coutumes, la tradition ne devraient-ils pas éclairer ?!?