Dans l’atelier de Mariam Partskhaladze, créatrice textile à Die

 

 

 

 

Il n’existe nulle part un tel ensemble de couleurs, formes, couleurs encore, tissus roulés, suspendus, froissés, en liberté dans le secret de l’ordre intime qui est au fond de leur désordre, teintures, déteintes ; si tu entrais dans la serre des fleurs du paradis, ne serait-ce pas ainsi…

J’ai senti qu’oiseau je volais dans un ciel où Véronèse amadoue Le Tintoret ; et les volutes des nuées et des brumes se libèrent du vent uniforme de la vaste lagune vénitienne et s’offrent les turbulences en tous sens des bourrasques des vallées de montagne.

 

 

 

 

J’ai pensé aussi que j’étais dans la luxuriance d’un temple hindouiste ; non, dans la luxuriance d’un album de miniatures indiennes ou mogholes ou peut-être persanes, mais que l’ordre du récit, de l’épopée ou de l’invocation lyrique aussi bien amoureuse que mystique était dissimulé ; ou, plus encore, en gestation.

 

Et que tout dépendait de la main d’une femme. Et non pas de celle de Vâlmîki, l’homme qui, la légende le dit, reçut le récit du Ramayana, ou de Jean à qui une voix souffla à Patmos l’Apocalypse, ou d’Hésiode recevant des Muses, sur la colline aux oliviers où il fait paître brebis et agneaux, le foisonnement chatoyant de la cosmogonie du monde …

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Mariam Partskhaladze, Géorgienne installée à Die depuis tant d’années, est créatrice textile en laine feutrée et broderie. Dans son grand atelier ce n’est pas certes pas un parc de Versailles en microcosme. Ici le dieu docte de la rationalité, de la symétrie et de la haute maîtrise sur les espaces s’est absenté, s’est dissous. C’est une toute autre fluidité qui exalte le sens et la saveur du monde. Et va bientôt exalter le corps en sa vivace et souriante liberté, le corps qui portera la robe que Mariam crée. Et, oui, va bientôt exalter un corps en sa féline souplesse.

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Afin de les incruster dans les laines juste lavées et cardées, que parfois même elle vient d’acheter dans les montagnes autour de Die, Mariam trouve des dentelles anciennes, des fleurs de tissu, des soieries, des laines teintes, des bribes, des broderies. Toutes ces pièces délicates, ouvragées, d’une lente temporalité, ont été en quelque sorte abandonnées. Ceux qui vécurent dans l’habit dont une pièce tient à présent dans la main de Mariam, dans la vêture déposée sur la table, dans la tendresse, ceux-là se sont retirés, se sont effacés, indéterminés peut-être, étreints de mélancolie et de solitude ; ils ont pris une longue barque et voguent dans l’émotion et le retrait, dans la nuit déjà très loin. Et ils et elles ont rendu à l’anonymat, à une sorte de liberté apatride ces éléments de tissage que Mariam lave, feutre, coud, assemble, dispose dans un nouvel agencement agile des formes et des couleurs.

 

 

 

 

Leurs tissus, leurs effets (quel beau mot !) parlent pour eux, eux les absents qui se sont repliés, là-bas juste derrière la montagne de Justin au sud de l’atelier. Derrière la montagne, c’est camp du Drap d’Or. Derrière la montagne, c’est tour de Babel dont les tables et les étagères de Mariam en son atelier montrent les reliefs du perpétuel festin.

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Ou bien étagères et tables montrent les accessoires de scène, disponibles à la grande recomposition dont l’intelligence de l’artiste, haute dame du Caucase qui a traversé toute la Méditerranée jusqu’à nous, va enchanter notre vie de fond de vallée.

 

 

 

 

Mariam n’est pas la démiurge à la virile posture comme les trois mythiques énonciateurs que je disais plus haut : Vâlmîki, Jean et Hésiode. Elle est la démiurge beaucoup plus souple et humaine, profonde, sensible et magicienne, Médée ayant dépouillé toute fourberie : ce ne sont pas des pièces de tissu qu’elle s’approprie. Ce qu’elle saisit, c’est un legs prolixe d’humanité entrelacée. Elle l’observe, l’écoute, le met en travail, le recompose, le recompose complètement. Elle est bien démiurge, mais démiurge par création profonde au cœur même de la transmission.

 

 

 

Voici, un corps féminin attend sa vêture, son lent baptême par un habit de laines libres incrustées d’épisodes d’ancêtres, de phrases de récits sur des rivages inconnus ; comme une archéologue fugace, comme une éphémère anthropologue, Mariam recompose pour la personne un alphabet, une langue peut-être, que le corps féminin va mettre en verve, en vie, par l’assemblage fluide des éléments. Et la sève, le sang qui donne vie à l’ensemble composé, re-composé, c’est l’intelligence de la jeune artiste.

 

Un matin enfin, assemblées, cousues, souples et logiques, au loin s’en vont les œuvres de Mariam, les bustiers, les gilets, les chapeaux, les étoles, les robes qui voyagent sur les hanches et les torses, sur les corps des voyageuses, sur les chanteuses de l’Opéra de Paris, sur la tête de la Sicilienne, sur la tête de la Milanaise, sur la tête de la cultivatrice de Luc en Diois, sur les épaules de la femme de Canton. Et la robe, et l’étole que Mariam assemble avec les longs pans de laine qu’elle feutra, installent la femme qui les porte dans une fable nostalgiquement somptueuse où une porte du paradis s’ouvre et reste entrebâillée, avec un léger murmure.

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Yves Bergeret

 

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Le Site internet de Mariam Partskhaladze s’intitule : mp-creationtextile.com

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5 réponses à “Dans l’atelier de Mariam Partskhaladze, créatrice textile à Die”

  1. Antonio Devicienti dit :

    Cher Yves,
    j’apprécie et j’admire de tels textes, dont l’écriture est prose et poésie, regard sur le monde et sur les gens et recherche du « juste » de la vie et de l’art; il n’y a aucun doute qu’il s’agit ici d’une artiste dont l’écriture c’est l’art textile, renouvelé par une sensibilité tout à fait moderne. Et je n’oublie pas la parfaite correspondence entre écriture et image photographique.

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