Grain de granite
Ce cycle de poèmes, ce « poema » comme on dit si bien en italien, je l’ai écrit tout du long de ce dernier mois d’avril à Veynes, Die et Paris ; j’en ai réalisé certaines strophes à l’encre de Chine et à l’acrylique sur quadriptyques, à mes formats usuels de ces mois-ci, de Rosaspina 285 g de Fabriano, Velin d’Arches 300 g et Hahnemühle 250 g, en doubles exemplaires.
La photo est celle, à diverses heures du jour, d’une colonne romaine de granite réemployée dans un mur d’une maison médiévale du centre de Die. Depuis ses deux millénaires et demi Die vit dans ses vastes ondulations sédimentaires calcaires ; le granite, presque sacré, ne pouvait, à grand charroi d’esclaves, venir que des grandes Alpes, du côté de l’actuel Briançon.
Ce « poema » se lit dans une splendide traduction italienne du poète Francesco Marotta à cette adresse : https://rebstein.wordpress.com/2019/05/13/quaderni-di-traduzioni-li/
Yves Bergeret
Premier jour
Je sais très bien qu’il n’est pas mon fils,
celui à peau noire qui vient de poser
contre la pente boisée deux colonnes de granite
qu’il portait sur ses épaules.
Je sais très bien que je ne suis pas le fils
de la Coréenne qui chante à gorge profonde sous l’arche,
qui chante à gorge grave la sève de l’amour sauvage
allant par les racines de la montagne.
Mais avec la chanteuse et le porteur de colonnes
si fort est mon lien
que la montagne tremble,
vient s’appuyer sur l’arche
et me fait naître dans un grain de granite.
*
Il a eu la force de porter une colonne par épaule,
c’est bien lui qui a traversé jusqu’aux Alpes
en toute douleur déserts, mers et péninsules,
c’est bien lui qui est traversé par un pacte
des péninsules, des déserts et des vents.
Prénom de ce pacte : épopée. Souvent.
Epopée non pas de guerre mais de claire parole
qui terrasse la violence
et lève les graines dans les pentes.
Epopée non pas de hargne mais d’humble
et dure ténacité qui ne connaît pas les plaintes.
Il se laisse traverser par le pacte
des péninsules, des déserts et des vents.
Le pacte semble-t-il est immémorial
ou en même temps n’existerait pas avant lui.
Car c’est par son corps en labeur qu’il se met
à entendre à la fois comment s’étirent
les péninsules solitaires, comment remuent
les déserts puérils sur leurs lits de pierres,
comment enflent les vents comme le ventre des
femmes qui enfantent. Il entend s’étirer, remuer,
enfler ; et cela vient s’harmoniser dans le pacte
de la parole. Rugueuse parole
capable de porter des colonnes.
*
Rugueuse voix dont je ne suis pas le fils,
gorge profonde elle saisit au dessus d’elle l’arche
et d’une seule reprise de souffle la déploie,
d’une seule respiration la déploie
depuis une péninsule noire jusqu’au vent
qui brille dans mes yeux.
D’elle je ne suis pas le fils.
De l’homme sombre je ne suis pas le père.
Dans l’amble du pacte qui se chante
elle, lui et moi soulevons une montagne puis l’autre,
triade d’ondes sonores,
de cordes vocales, de gestes des mains,
dont je suis le plus petit chiffre,
– je pourrais dire le plus petit buisson,
sec et ardent,
dans un creux de sable
car le granite se délitant essaime
à l’infini la parole.
*
*****
Deuxième jour
Deux colonnes, deux fémurs,
est-ce ivoire ou granite,
l’homme noir les a posées sur le flanc
de la montagne dure.
De ces fémurs immenses qui ont porté le ciel
et qu’il sut porter sur ses épaules
a-t-il besoin encore ? Oui.
Toujours.
Une colonne vitreuse, une colonne scintillante
ce sont les deux actes du grand sacrifice,
meurtre et prière, sacrifice qui l’emplit, le peupla
de l’immense rumeur pierreuse des ancêtres.
Les deux actes, celui du pas piétinant de tombe,
celui du moyeu de la mer que les marées tournent.
Les deux jambes du monde
qui peu loquace allait
entre sang de mort et fond noir de l’eau.
Mais lui les a posées, minérales, chair et os,
les a juste appuyées sur la montagne.
*
A pris la relève la chanteuse de Corée
qui fait sonner et tinter les archets et les plectres
entre les colonnes, entre deux syllabes.
C’est elle qui pousse de l’avant
l’homme noir et le monde, c’est elle
qui les fissure, les détache dans le hoquet de sa voix.
Les voilà bientôt libres.
Les voilà, écailles de verre que sa voix de feu
souffle et forme. Celui qui porta les colonnes
et les déposa perçoit le feu qui l’enfle,
entend la voix de la femme qui lui ouvre
le chemin courbe et alterné du temps venant,
du temps à bâtir.
Est-ce que le long souffle de la chanteuse
n’est pas la fidélité de granite ou de sable,
n’est pas la confiance aveugle du ciel
qui, nu et privé d’oiseaux, se couche sur la montagne ;
et ainsi mieux se conçoit et se moule le pacte
et apprend souffle et geste le pacte
dont la fille aimée est la parole
dont l’enfance est épique.
*
L’homme qui n’est pas mon fils
a déposé les colonnes et va libre
dans le sillage du pacte aux épines dures.
Aux épines point ne saigne
car déjà la femme dont je ne suis le fils
lui lève par-dessus la crête
le soleil qui pose son baume sur l’épopée
et cicatrise.
Le chant de la femme frotte aux quatre coins
de la plaie, aux vingt plis du corps
et l’homme va moins lourd,
flèche flairant moins triste
le sentier du poème que j’écris.
*****
Troisième jour
Comme par la pente boisée
je descends vers le torrent
je reconnais le buisson sec et ardent.
Il est mon ombre du matin : elle luit.
A midi il est ma face friable
avec un peu de feu sur certains rameaux
puis je le perds de vue.
Plus bas dans la pente
je rencontre un homme assis sur une pierre.
La peau du haut de son dos porte tatouée
la face d’un démon balinais à mille volutes :
c’est le masque par où la voix grave de la femme
expire dans un souffle le monde,
dans un souffle le va et le vient de la souffrance,
dans un souffle l’audace de ceux
qui marchent par les montagnes, entendant
le pacte des péninsules, des déserts et des mers.
Une infime salive tombe de l’haleine
de la chanteuse : c’est, goutte à goutte, le masque
tatoué goutte à goutte
sur le dos des poumons de l’homme qui écoute.
L’homme est assis sur un rocher.
Devant lui il apprend avec ses deux mains
à sa toute petite fille à tenir debout.
L’homme est jeune. Il est
silencieux. Il frissonne
à l’abri du grand masque de son dos ;
la toute petite fille réside
dans l’émission la plus grave
des cordes vocales de la femme.
*
La pente m’appelle, je descends, saignant du front.
Une infime goutte de sang tombe
de l’haleine du vent, puis une autre,
une autre, ma juste survie minérale
qui s’incarne dans un grain de granite.
Chétive est la toute petite fille,
fille de l’homme jeune, de personne et de tous,
traçant de ses premiers pas la sente
millénaire du poème que j’écris.
Par la sente roule lentement
le grain de granite,
qui est ma mémoire, mienne et de tous,
que les deux colonnes ombreuses
et la voix de feu nourrissent
dans la pente vers midi.
*
*****
Quatrième jour
« Mon échelle de perception,
dit le grain de granite,
est le glacier suspendu
entre le soleil dévorant
et le gouffre des couards.
Ma litanie de base,
dit le grain de granite,
s’effile dans le torrent blanc
qui court sous le glacier.
Ma seule ombre
est le cri du nourrisson qui a faim.
Un coq de bronze
me picore le nombril.
Et alors ?
Une vipère me vole
et fourre sa rapine
dans sa mallette à maquillage.
Et alors ?
Tu t’es fourré sous quel évier,
cafard du racisme ?
Sous mon évier ?
Une lumière brille toute la nuit.
C’est le feu du cœur brisé.
La lune pleine mange toutes les étoiles.
C’est mon front exsangue
tant j’ai pleuré pour vous.
Mes verbes tailladent sûrement trop vite.
Tant pis, sinon le glacier pourrait fondre.
Tant pis, je vis avant la source.
C’est moi qui parfois flambe
au bout des branches
par là-bas dans la vallée triste.
Je boîte dans un chant.
C’est ainsi qu’on reprend souffle.
Je boîte en tentant de porter
les trop lourdes colonnes des deux pôles
où l’on trépigne et gèle ».
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Cinquième jour
Les deux lobes frontaux,
les deux sourcils haut froncés,
les deux yeux exorbités,
les deux joues du masque tatoué
sur les omoplates, sur l’envers des poumons
sont les deux colonnes neuves qui germent,
qui poussent comme jeunes chênes drus,
sont les deux colonnes,
est-ce ivoire est-ce granite
est-ce vapeur en volutes doubles,
les deux colonnes nouvelles
que le jeune père se sent prêt à porter.
Il se peut bel et bien que, oui, protubère
le couple allant boitant
boitant dansant, le couple du oui et du non
du tenace dialogue de l’immémoriale parole,
du nouveau récit de l’immémoriale parole,
réplique à réplique,
pas dansant à pas dansant
que danse la toute petite fille.
De ses deux mains le jeune père la soutient
entraîné par le lent battement de ses omoplates
qu’il ne voit ni n’entend, qu’il sent si fort.
Le très jeune père lui donne
lui laisse la sente, la regarde
traçant la sente.
Par l’ombre du glacier va la sente,
par le battement du cœur du jeune père,
par la geste alternée des poumons
qui ont le rythme lent et sûr.
Là, plus haut, la face granitique
donne son regard à la glace du glacier,
le père perçoit le regard qui va
dans le don, dans les volutes de brume.
La toute petite fille ouvre la bouche
et se met à chanter le don, son tout premier salut
à la chanteuse de Corée assise dans du feu,
à l’homme noir qui sait porter
les deux colonnes aux mille sens,
à son père si jeune,
au grain de granit qui roule,
infime esprit de la colonne vertébrale
qui, seule et de tous, hausse et porte.
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3 réponses à “Grain de granite”
Rètroliens / Pings
- 12/05/2019 -
Magnifique!!!
L’origine et sa route, sa langue, son chantre.
Anne Michel