Ce qui tremble près de l’image

 

1 / Dessin couleur  suivi de  2/ Charrette

[Charrette / Carretto se lit ici bilingue en italien et en français, avec une vivace traduction du poète Francesco Marotta]

*

 

 

1

Dessin couleur

 

 

Le chien lui a mangé la joue

Son père tue le chien. On recoudra les restes après.

Saoul son père le bat. La mère chasse le père.

Beau-père plus brutal encore. Lui s’enfuit.

Sans joue. Sans langage.

Agresse ses instituteurs. Fuit ses foyers d’accueil.

Son corps grandit. Très velu. Très maigre.

Dans les bagarres il perd la moitié de ses dents.

Il parle très peu, bégaie, s’enflamme.

Trois fois condamné à la prison tant il frappe.

A peine ses phrases s’organisent-elles, il fuit,

frappe, se tait. Ironise. Il vit à la rue.

 

 

 

 

Il ne sait pas qui il est.

Il ne sait pas s’il est.

Il ne sait pas qu’il est.

Il n’a pas notion que l’on puisse savoir.

 

Il fait un enfant que la maladie

tue six ans après et la mère s’enfuit.

Il se saoule à mort, n’y arrive pas.

Il conduit à toute vitesse, se jette

avec sa voiture dans le vide.

Il est et n’est pas.

 

 

 

 

Depuis vingt ans il dessine à très gros traits noirs.

Feuille à même le trottoir ou sur les genoux.

Il dessine des bolides dont les profils hésitent

et puis des maisons fermées, des manoirs

clos, des châteaux fortifiés.

Gros sont les traits, qu’il gomme, déplace, reprend,

très gros sont les traits, piliers qu’il plante

dans la tempête océanique puis déplace vers

la banquise mentale puis gomme et resserre

écarte resserre ; ce sont les côtes des poumons

de la vie, dessiner est respirer,

il gomme et resserre éloigne joint dilate gomme ;

ce sont les nervures de la grammaire

qu’il va donner au monde puis à lui-même.

Dessiner sera naître à soi-même.

Mais hargneuse comme hyène la violence lui a

toujours refusé d’être et le recrache hors parole.

 

 

 

 

Car dès qu’à grands traits noirs la feuille

du dessin en deux dimensions devient une harmonie

possible posée comme une jetée de pierre

dans l’océan de pure violence, il prend sa boîte de gouache

et ses tout petits pinceaux. Avec l’acharnement du miniaturiste

avec l’insensibilité du chirurgien il couvre d’aplats épais

tous les traits, les exclut du pardon, cache l’harmonie envisagée

par un paravent de couleurs fortes sans dégradé ni modelé.

 

Sur la violence brute il a posé la feuille vierge,

sur la feuille il a tracé un relevé de la vie possible,

sur le relevé de la vie possible il a serré le masque coloré

assourdissant, sans fenêtre ouverte, sans trou

pour les yeux ni pour la bouche qui veut souffler

et parler ni pour la bouche qui veut poser le baiser.

La couleur est son maquillage de mort.

 

 

 

 

Il essaie de vendre ses peintures.

Ni lien de parole avec personne, ni lien d’affection

avec personne, ni lien de quoi que ce soit,

mais juste la survivance et l’effroi qui se perdent

eux-mêmes dans un rêve vorace et sans contour.

Ah, vendre des peintures…

Mais c’est trop car l’acheteur qui aime ses couleurs

aime ce qui cache cela qui seul compte et

ne peut être aimé, et qui s’enfuit de honte

et d’extrême pudeur, l’utopie

d’harmonie de la vie et l’élaboration de la personne

qu’il n’arrive pas à être. Car ses deux pieds sont

coulés dans l’entrave de bronze de la violence

qui le viole sans fin.

 

Le dessin qui sauve, le dessin qui enfante,

ah c’est déjà trop de vie, le dessin qui sauve,

vite le faire suffoquer sous la couleur, mais entre couleur

asphyxiante et trait de vie balance la vague

silhouette de la personne, terne pantin

que Kleist approcha mais qui s’en va de

guingois par un jour gris,

mendiant sur le trottoir.

 

 

 

 

Sur le trottoir passent debout les marcheurs

silhouettes grises sans âme

qui ne voient pas, qui ne voient ni dessins en cours

ni fortes peintures rigides, qui parlent par seuls stéréotypes

hors vie hors lien et mâchonnent le pain fade

écarté de la vie et du sable cristallin où se jette la vague

tandis que reflue la précédente ; lui est le poisson

rejeté sur le sable par le ressac mais pourtant sans

s’asphyxier. Quelque chose en lui veut vivre.

 

De ses feuilles de couleurs qui s’abîment dans son gros sac,

de ses feuilles peintes qu’il vend parfois

est-ce qu’il ne fait pas un castelet de guignol

où s’agiteraient des silhouettes en mimant la vie ;

mais pour dresser ce castelet il faut une mémoire

et lui n’en a pas, ou si peu, occupé aux aguets

à survivre, se battre, désirer, refluer, bondir, rêver

hors temps.

 

 

 

 

De ses feuilles de couleurs qui s’abîment dans son gros sac

est-ce qu’il ne fait pas un radeau que le ressac

emporterait un matin de grande marée ;

mais pour assembler ce radeau il faut une mémoire.

 

 

De ses feuilles de couleurs qui s’abîment dans son sac

est-ce qu’il ne fait pas un jeu de cartes, de grandes cartes

robustes dont il bat et rebat son destin ; mais jeu de cartes

et destin demandent une mémoire et de prévoir un peu

d’avenir et lui n’a jamais appris, n’a jamais connu

ce qu’est le temps. Et pourtant chaque trait noir du dessin

avant que la peinture ne le cache est l’aiguille,

la petite, l’aiguille, la grande, qui lui indiquent que l’heure

existe et que se construit au fil des heures et des jours

la personne à laquelle il n’accède pas.

 

 

 

 

***

*

 

2

Charrette

Carretto

la version italienne est l’oeuvre du poète Francesco Marotta

 

 

 

 

Crépitent par dizaines près des cailloux les images de fer

par dizaine les images de bois.

 

Tremble depuis sous les talus d’herbes sèches

le souffle d’entre les pierres.

Qui nous insuffle la vie du sol, des ancêtres, des graines,

des maléfices, des aromates, des bonheurs.

 

Est-ce qu’en mars ce sont seuls les merles qui chantent,

n’est-ce pas aussi la rude et rouge foule

qui petite tout près du sol

tressaute sur le chemin de terre ?

 

Tintinnano vicino ai sassi decine di immagini di ferro

decine di immagini di legno.

 

Vibra dal fondo dei dirupi di erbe secche

il soffio tra le pietre.

Che ci infonde la vita della terra, degli antenati, dei semi,

dei sortilegi, degli aromi, delle gioie.

 

Sono solo i merli a cantare, a marzo,

o sono anche le minute figure ruvide e rosse

che a un palmo dal terreno

sobbalzano sulla strada sterrata?

 

 

 

Crépitent près des cailloux les images des saints

les têtes de chevaux et de griffons,

les casques guerriers, tous petits peints très vifs.

Un mètre au dessus des cailloux crépitent les images.

 

Tremblotent près des oliviers gris

le discord et l’accord et le discord

des cent quarante six bouts de bois peints

ensemble allant au pas du cheval

qui tire les bras de la charrette.

 

Si ce n’est en plus par jour de pluie la boue qui gicle,

c’est chaque jour la dure tragédie de vivre qui gicle

et accroche et colle ses images à l’essieu, aux ridelles,

aux bouts de tout bois, de tout fer qui font corps

membré démembré de la charrette,

allant son chemin pour commercer,

pour cultiver. Merci forgeron, merci ébéniste,

merci peintre qui osez qu’on tremble encore plus fort

que l’île du volcan, que la terre du séisme,

que la colère du seigneur, que le châtiment

des dieux aveugles et de la mort absurde, merci

à vous qui démultipliez à un mètre du redoutable sol

la splendide frénésie de l’image

qui par ironie, par parodie, par fierté

sauve.

Tintinnano vicino ai sassi le immagini dei santi

le teste di cavalli e di grifoni,

gli elmi guerreschi, tutti piccoli, dai vividi colori.

Un metro al di sopra dei sassi tintinnano le immagini.

 

Traballano vicino agli ulivi grigi

il disaccordo e l’accordo e il disaccordo

di centoquarantasei pezzi di legno dipinti

che vanno insieme, al passo del cavallo

che trascina le stanghe del carretto.

 

Se non basta in un giorno di pioggia il fango che schizza,

è la dura tragedia quotidiana del vivere che inzacchera

e si appiccica e incolla le immagini all’asse, alle sponde,

alle estremità di ogni legno, di ogni ferro che compone

la parte stabile o snodata del corpo del carro,

che prosegue la sua strada verso il mercato,

verso i campi. Grazie fabbro, grazie ebanista,

grazie pittore che riuscite a farci tremare ancora più

dell’isola vulcanica, della terra sismica,

della collera del signore, del castigo

degli dèi ciechi e della morte assurda, grazie a voi

che moltiplicate a un metro dal temibile suolo

la splendida frenesia dell’immagine

che con ironia, parodiando, con fierezza

salva.

 

 

 

Avec chacun des rayons des deux roues

tournent les torses des laquais narquois du destin,

leurs têtes trop coiffées, leurs fronts très peignés,

manège, cartes à jouer, tournoi de pacotille

dans son cliquetis splendide sur les cailloux.

Con ognuno dei raggi delle due ruote

girano i busti dei servi beffardi del destino,

le loro teste acconciatissime, le fronti ben pettinate,

giostra, carte da gioco, torneo di paccottiglia

col suo rutilante ticchettio sopra i sassi. 

 

 

 

Sur le plateau entre les deux roues

les fagots de bois, les boisseaux,

les faisceaux, les sarments de vigne,

les sacs de grain, les tonneaux ;

et des dieux s’en vont par la colline

et par l’autre colline en grinçant des dents.

 

Entre les flancs peints sur le plateau

jambes allongées, dos appuyé à l’éphémère amour,

la jeunette resserre sa ceinture.

 

Entre les ridelles l’amoureuse endormie…

Entre les songes de son sommeil

les images bondissent

dont les couleurs saisissent par le col

les chevaux fous, les cris

de la tragi-comédie.

Sul pianale tra le due ruote

le cataste di legna, i recipienti,

le fascine, i sarmenti di vite,

i sacchi di grano, i barili;

e gli dèi se ne vanno per la collina

e per l’altra collina digrignando i denti.

 

Tra le fiancate dipinte sul pianale

a gambe distese, la schiena appoggiata al suo amante,

la giovane donna si sistema la veste.

 

Tra le sponde l’innamorata addormentata…

Tra i sogni del suo sonno

rimbalzano le immagini

i cui colori afferrano per il collare

i cavalli imbizzarriti, le grida

della tragicommedia. 

 

 

05 Charrettes

 

 

« Mon kaléidoscope de fer et de bois,

dit le charretier,

avance par hoquets sur la piste dure.

 

Ma fortune

avance par brouillages sur la rage des voisins,

par jeux et farces sur la joie des cousins.

 

Mes graines, mes semences fuient

par tous les trous de la charrette.

La piste de terre blanche, le champ voisin,

le pré jaune tendent le cou.

«Il mio caleidoscopio di ferro e di legno

avanza a strappi sulla pista dura,

dice il carrettiere.

 

La mia fortuna

avanza con difficoltà sulla rabbia dei vicini,

con giochi e scherzi sulla gioia dei parenti.

 

I miei grani, i miei semi fuoriescono

da tutti i buchi del carretto.

La bianca strada sterrata, il campo attiguo,

il prato giallo allungano il collo.

 

 

 

 

A ma charrette on rase gratis, je burine les cous.

J’assassine ou j’embrasse.

Eh ma charrette, v’là que j’l’arrête

et qu’le ch’val pile net.

 

Tout le paysage, les cyprès de Maurizio,

les foins de Concetta, le bosquet de Riccardo

s’écartent en courant,

se cachent dans le silence

en attendant que reprenne le récit

du voyage, du travail.

Sul mio carretto ci si rade gratis, io cesello i colli.

Ammazzo o abbraccio.

Eh il mio carretto, ecco che ora lo fermo

e do una ripulita al cavallo.

 

Tutto il paesaggio, i cipressi di Maurizio,

il fieno di Concetta, il boschetto di Riccardo

si allontanano di corsa,

si nascondono nel silenzio

aspettando che riprenda il racconto

del viaggio, del lavoro.

 

 

 

 

Allez, charrette à deux roues, à deux bras,

tu n’as de vie, tu n’as de sens qu’en allant,

qu’en portant par les chemins de terre et de caillasse

de quoi faire vivre ton maître et sa famille.

Allez, charrette à deux roues, à deux bras,

tes roues de bois cerclées de fer

crépitent si bien que tu nous fais une symphonie

mi-muette, une fanfare d’images, de formes et de couleurs.

Tu es ma jeune diablesse adorée

qui racle si bien ma pauvre terre sèche

qu’elle recrache à foisons les roulades jubilantes

des esprits du sol que tu déchaînes. Et ces pitres,

ces pitres diaboliques laissent en menue monnaie

du grand rite les images en foule criarde sur les prédelles,

sur les ridelles veux-je dire, sur les rayons des roues,

sur les bras. Et dans mes yeux. Et je chantonne

avec cailloux et saints et figurines folles

ma vie qui roule si mal si jeune si folle

par caillasse, foire des bourgs et champs secs. »

Forza, carretto a due ruote, a due braccia,

tu non hai vita, non hai senso se non andando,

se non portando per le strade sterrate e pietrose

quanto basta a far vivere il tuo padrone e la sua famiglia.

Forza, carretto a due ruote, a due braccia,

le tue ruote di legno cerchiate di ferro

vibrano così tanto da creare una sinfonia

a tratti muta, una parata di immagini, di forme e di colori.

Tu sei il mio diavoletto adorato

che raschia a tal punto la mia povera terra secca

da farle risputare a profusione il discanto festoso

degli spiriti del suolo che tu liberi. E questi buffoni,

questi diabolici buffoni lasciano come piccola ricompensa

del grande rito la folla di immagini sgargianti sulle predelle,

intendo dire sulle fiancate, sui raggi delle ruote,

sulle stanghe. E nei miei occhi. E io canticchio

con sassi e santi e figurine folli

la mia vita che si trascina a stento così giovane così pazza

tra la ghiaia, in una fiera di borghi e aridi campi».

 

 

 

 

Yves Bergeret

 

 

Les photos qui accompagnent le poème Charrette ont été prises dans le Musée de la Charrette Sicilienne (Museo del Carretto Siciliano), à Aci Sant’Antonio, entre le pied du volcan et Catane.

 

 

 

 

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10 réponses à “Ce qui tremble près de l’image”

  1. Geneviève Chignac dit :

    Bouleversée par Dessin couleur. Quel terrible et douloureux parcours que celui qui trace sur la feuille « un relevé de vie possible » parcours que les mots du poète restituent avec force et pudeur tout à la fois. Comment ne pas étouffer de rage et d’impuissance face à une telle détresse ?

  2. Michel: dit :

    « Sans joue. Sans langage. Il parle très peu, bégaie, se jette dans le vide. écarte resserre ; ce sont les côtes des poumons dessiner est respirer, sans fenêtre ouverte, sans trou pour les yeux ni pour la bouche qui veut souffler et parler ni pour la bouche suffoquer sous la couleur, mais entre couleur asphyxiante »

    Poète, voici quelques extraits de votre témoignage, … Poignant !

    Selon ces qualificatifs, cet être n’a pas de logos, ne peut nommer, et son absence de souffle ne lui permet pas d’animer, de donner vie, …
    Dramatique !
    Et pourtant que de compassion, …

    Merci poète de diriger notre regard vers ces inconnus, cet invisible, …
    Et de continuer à nous remuer !

  3. Balluais Arthur, élève de BTS dit :

    Le poème nous fait sentir comment Guillaume est perdu dès l’enfance, ce qui est touchant. Mais le plus étonnant, le plus motivant, grâce à quoi on peut se dire tout est possible, c’est que nous, élève de BTS, travaillons sur ses dessins. Est-ce qu’il le sait ?

  4. Julie, élève de BTS dit :

    La violence d’une enfance traumatisante peut gâcher la vie d’un homme et le rendre lui même violent, l’empêcher de créer des liens. Guillaume dessine des maisons qui lui apportent de la sécurité.

  5. Kentin, élève de BTS dit :

    J’aime beaucoup le passage qui compare le SDF au poisson, le fait qu’il essaye de ne pas sombrer car au fond de lui il veut vivre. Le poisson est rejeté sur le sable, comme les marginaux sont rejetés de la société. Et le ressac, c’est la vague des stéréotypes qui le cataloguent.

  6. Margaux, élève de BTS dit :

    Un passage me frappe, c’est quand l’auteur explique que Guillaume n’a pas de lien avec d’autres personnes, il se renferme dans sa « bulle ». Souvent, on juge les gens trop vite sans savoir ce qu’ils ont vécu.

  7. Fidelin dit :

    On voit la passion de Guillaume pour les dessins, qui l’a aidé à se reconstruire. Il exprime ses pensées, ses sentiments, à travers ses dessins. Le poème explique bien tout cela, avec un vocabulaire simple et une façon de raconter touchante et marquante.

  8. Margaux dit :

    Le poète dégage toute la violence que Guillaume a pu vivre au cours de sa vie. Les mots prennent forme, deviennent images dans nos têtes, sont parfois d’une telle violence qu’on la ressentirait presque

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