Poèmes de Briançon [dont La Grotte, sur Leporello], à la fin d’octobre 2023

L’ensemble de cette publication se lit en italien dans une splendide traduction du poète Francesco Marotta : https://rebstein.wordpress.com/2023/11/03/poemi-di-briancon/

*

1

Huit aphorismes, en deux parties, sur donc deux dépliants à huit volets de Fabriano 200g, au format déplié de 40 cm de haut par 150, créés à l’acrylique et à l’encre de Chine au pied du lac de l’Eychauda, près de Vallouise, le vendredi 27 octobre 2023, juste après chutes de neige et de pluie massives.

.

.

.

Dans la boue aussi

brille

la graine

de la rage de vivre.

.

Aucune herbe ne plie sous les cris.

.

Merci, boue,

qui remoules ma cheville

que la montagne brisa.

.

L’aigle soulève

le monde périlleux.

.

.

Je cherche

je cherche

les commissures

du grand visage.

.

Homme jeune

se sculpte

en forme de cascade.
.

L’eau qui bondit

du haut de la falaise

ignore tout mensonge

.

Merci, falaise qui répercutes notre dialogue,

falaise qui sais répliquer, merci.

.

.

.

***

2

Poème en deux strophes, calligraphié à l’encre de Chine et à l’acrylique sur très grand papier robuste de 215 cm de haut par 60, le samedi 28 octobre 2023 dans les hautes pentes juste vers 2300 mètres sous le lac de l’Eychauda, près de Vallouise

.

.

L’un écoute l’hélium de pensée et d’art

que lui insuffle l’autre,

.

l’autre : double triangle d’œuvres-éboulis millénaires.

.

Voici l’ascension.

.

.

L’autre a accompli

puis part en fumée noire vers le sommeil du ciel.

.

L’un respire en son propre son,

à son tour socle du monde

qui s’éboule et toujours renaît.

.

.

***

3

Neuf brefs poèmes, calligraphiés à l’acrylique et à l’encre de Chine sur un cahier allemand de 120 grammes, de format A4, à la fin d’une journée harassante (le 29 octobre 2023) de montée au lac Long, dans le fond de la vallée de la Clarée, assez près de Briançon, sous menace imminente d’une tempête de neige et sous un vent glacial déchaîné ; toutes crêtes et aiguilles du massif des Cerces émergeant d’une chute de neige juste précédente luttaient sous le déferlement des masses de nuages épais tandis que dans les pentes les mélèzes en foule faisaient, à contretemps du vent fou, remonter vers le ciel bouché l’orange de leurs aiguilles saisies par les premiers gels.

.

.

1

Je sais que je pars en fumée noire,

que je veux partir en fumée

de feu de branchages de mélèze.

.

2

Et le tsunami de nuages sombres

gris opaques mord

avale les crêtes verticales

qu’écrase la neige des derniers jours.

.

3

Les parois s’effritent.

Sera-t-on à présent incapable

de déchiffrer ce que le vent tambourine

avec les branches des pins à crochets ?

.

4

Aux seuls mélèzes de cet automne je demande

s’ils savent remonter vers le haut de la pente

mon épuisement.

.

5

Bris des aiguilles orange et jaunes

par myriades rattrapent la fumée noire que je suis,

la dissolvent.

.

6

Ironie fissurante, rire jubilant,

immenses bris orange

strient le poids des éboulis et des neiges

et l’innommable, la brutale et goulue.

.

7

Qui veut partir en fumée noire

vers le sommeil du ciel

par derrière le tsunami

s’en va.

Quitte et part.

Fumée sitôt gobée oubliée vide.

Allez, les petits fauves déchiquètent les restes,

.

8

même l’os léger.

.

9

et puis le vent déchaîné glacé

me jette au sol dans la boue givrée

de la pente sous le lac

et j’éclate de rire.

.

.

.

.

.

.

***

4

La grotte

.

Poema créé le 30 octobre 2023, journée de déluge de pluie et neige cependant journée de retour à la cathédrale d’Embrun ( https://carnetdelalangueespace.wordpress.com/2016/10/02/pierre-qui-monte-cree-a-la-cathedrale-dembrun/  ), et calligraphié à l’acrylique et à l’encre de Chine à Briançon le 31 octobre sur un Leporello chinois à 24 volets de format déplié de 25 cm de haut par 408.

Outre son dialogue avec les espaces des montagnes autour des lacs de l’Eychauda et Rond, outre son dialogue avec le spacieux volume intérieur de la cathédrale d’Embrun, ce poema est également porté par l’écoute régulière et très attentive, depuis deux mois, du Prometeo, tragedia dell’ascolto, de Luigi Nono.

.               

.

Puis en entrant dans la grotte

j’ai vu.

.

1

Il s’est révélé que le ciel en ses vents et ses nuages

et aussi en ses étoiles par les nuits sans lune

est une conque

.

où résonne le son grave

.

et dans le fond de la conque

s’arque une voûte de pierres alternées brunes et blanches

qui du bout de leurs poids millénaires

enflent et vaquent

comme une voile de felouque.

.

2

Puis dans la demi sphère sombre

du creux de la voile palpitante

j’ai vu la fosse de l’orchestre et y suis parvenu.

.

S’il joue à l’unisson, tout le ciel s’émeut

et se glisse jusque dans les pierres brunes et blanches

et vient ramper dans les corridors de la mémoire

où bougie point ne brûle

mais seulement lumière vacille épineuse

disséminée,

ces ocelles sur la peau du creux de la main,

ces cristaux dans les pierres brunes et blanches.

.

3

Mais point de dispersion

car c’est juste le fond d’une grotte encore plus profonde

tout au fond de la conque

et dans ce cinquième fond

les lueurs sont les éclats de deux yeux

par les orbites rieuses

de ce qui ne cherche jamais d’excuse ni de prétexte.

.

4

Voici le fond de la grotte sèche sombre

et c’est là fusion

de son grave et de lumière.

Cela s’appelle candeur

et souffle dans la voile de la felouque.

Et dans le crâne de l’enfant.

.

5

Et dans les interstices des pierres,

entre les mailles du filet céleste

filtre passe le long récit sans temps ni maître ni héros

.

car le fond du fond

fédère les cascades en leurs bavardes légendes

jusqu’à cet unique récit

.

mais que rien ne révèle ni ne disperse.

.

6

Or le fond de la grotte derrière le fond du fond

s’arque en bouche minérale brune et blanche,

blanche et brune conque.

.

Y a-t-il salive par la grotte et ses voûtes dans la voûte,

qui le sait ?

fosse buccale de peut-être l’orchestre

des âmes sans mains ni yeux

qui se meuvent par les bris des cascades et leurs cris heureux

et les cristaux des pierres.

.

***

.

Puis assis sous la voûte presque noire

du septième fond de la grotte

j’ai vu.

.

7

Vers ce fond de la grotte

les montagnes ocres encore en pénombre

descendent trois à trois

par les pentes au long des cascades du chant

fait de son grave et de lumière mêlés.

.

8

Descendant, leurs pas souples alternés

entraînent dans leur caillasse

des ombres plus sombres que le centre de la grotte,

les ombres des océans et de ces murailles

que le passé par ses tempêtes et ses foudres

tenta de submerger.

.

9

Mais rien ne se noie.

Poutres, fémurs et bassins, cuirasses et corsages

dans le fond de la grotte s’entassent,

vastes grumeaux de ce qui fait vibrant socle

au grave son que la lumière laboure.

.

10

J’ai vu.

Montagnes hautes et éboulis bas

sont mêmes triangles symétriques ou superposés,

même boucliers de sens et de sang,

deux fois pointe en haut

et le lien d’un triangle à l’autre

est une fibre du son grave

et mille fibres

tressées

donnent sans fin le son grave

que lumière ensemence dans la grotte,

divin poing fermé

où la graine de sens et d’humanité germe.

.

11

Avez-vous vu les cordes vocales

au fond de la grotte,

au fond du masque de granit humide sec ?
 .

.

*

Yves Bergeret

*****

***

*

7 réponses à “Poèmes de Briançon [dont La Grotte, sur Leporello], à la fin d’octobre 2023”

  1. Catherine Reeb dit :

    Pourvu qu’il y ait encore des grottes derrière ou au fond de la grotte ! Parfois, un poème nous semble avoir atteint l’intensité maximale ou parfaite de ce qui peut être partagé, ressenti, calligraphié autour de ces parois sous le ciel, tantôt accueillantes, tantôt aiguisées et agressives comme en cet automne à Briançon.
    Et puis, PAF, coup au cerveau et aux yeux, un autre poème, une autre calligraphie, qui ne détrône pas la précédente encensée, mais offre un autre trône. La langue espace, l’espace où plusieurs rois cohabitent.

  2. Sandrine Péricart dit :

    Ce grand poème n’est-il pas une sorte de catabase ?
    Vous lisant, je pense à la Divine Comédie de Dante Alighieri. Étrange ? Voire : La Grotte évoque la cathédrale d’Embrun…

    L’esprit gravit ou dévale les pentes montagneuses et l’espace de la cathédrale, « double(s) triangle(s) d’oeuvres-éboulis millénaires », à l’instar de Dante et Virgile aux Enfers, croisant çà et là quelque démon, comme « l’innommable, la brutale et goulue », ou « les petits fauves (qui) déchiquètent les restes » ; il est en quête d’une totale intégrité morale, qui « ignore tout mensonge », et d’une intégrité de la personne physique (motif de la guérison, ou régénérescence).
    Partagez-vous dans ce texte une vision profondément humaine, qui vous lie au-delà du vêtement culturel (ou religieux, c’est tout comme) au poète florentin ?

    De plus, lorsqu’il entre dans l’église, le poète « voit » (l’expression revient de manière anaphorique) ; quelque chose lui est « révélé ». Et puis, le fond de la conque comporte, comme le paradis ses cercles chez Dante, diverses épaisseurs, et l’on passe de l’une à l’autre guidé cette fois par la musique… Pour aller vers… le récit « initial », celui qui contient tous les autres, parole ou Verbe. Un récit extrêmement dense, dont on n’épuisera jamais le sens. (On le dépasse). Ce récit initial, est-ce votre poème lui-même ?

    Dans l’église, la musique prend toute son importance. Une conque : il suffit de dire le mot pour en entendre le son. Le son enfle « comme une voile de felouque », « émeut », vient éveiller la « mémoire ». Il pénètre la pierre « brune et blanche » en alternance, envahit l’espace, emplit la grotte : image fondatrice d’un creux, à laquelle vous revenez tout du long. Chaque question est une nouvelle phrase musicale. Le poème se termine d’ailleurs par une question, en une sorte de final en inachevé…
    La grotte, « fosse de l’orchestre », bouche d’ombre et de lumière, fabrique un son performatif, lui-même générateur de l’espace. Il faut je pense ici relire attentivement l’Écoute 1. (https://carnetdelalangueespace.wordpress.com/2021/08/).

    C’est avec impatience que j’attends la fin de ce cycle, même si je doute qu’il puisse réellement y avoir une clôture pour un travail aussi ouvert… Une ultime convergence, peut-être…
    Bravo, en tout cas.

  3. Sandrine Péricart dit :

    « et puis le vent déchaîné glacé
    me jette au sol dans la boue givrée
    de la pente sous le lac
    et j’éclate de rire. »

    Par la prise de risques, le poète semble vouloir approcher d’une limite, ou plutôt d’un seuil (celui des Enfers ?). La longue marche, ou toute forme d’épuisement du corps, agit-elle comme un rituel d’élancement ? Derrière la perte de contrôle, l’évanouissement, une autre naissance, d’une autre parole, vraiment première, nécessaire, ontologique. Voici le poète possédé, comme le « cheval » qui au Mali entre en transe, par la montagne à la rencontre de laquelle il va.

    • carnetlangueespace dit :

      Merci vraiment pour vos analyses et pour vos approches de ces poèmes de fin octobre à Briançon.

      « Possession », suggérez-vous, « transe » éventuellement, « rituel d’élancement » (votre formulation est belle). « Prise de risques », « risques, » c’est d’ailleurs exact car j’ai l’âge que j’ai, car les intempéries ont été ces jours-ci particulièrement hostiles, car le relief abrupt de la montagne n’offre pas le confort.

      Mais il ne s’agit en aucune manière, en strictement aucune manière, d’une méthode. Laissons cela aux derviches tourneurs, aux soufis cherchant l’ivresse extatique, aux flagellants médiévaux… aux multiples chamanes et devins professionnels et thérapeutes multiples de la para-rationalité.
      Une méthode ?… ah la faillite désolante de Breton à la fin de sa vie… ah le comique de certains ésotériques au fin fond de ma vallée…

      D’abord leur méthode, si je peux parler de manière générale, détermine un champ clos, si ce n’est un huis clos, où la saisie de l’âme par une force « autre » peut s’opérer au fur et à mesure de rites d’invocation et de provocation très précis, que seuls les adeptes perçoivent ; on déchiffre très précisément les possessions vaudou dans le hounfor et les extases mystiques dans la cellule monastique ou sur le sol glacé devant l’autel où s’affaler, etc., etc., etc…
      On voit très bien ce « champ clos » dans les films de transe chez les Songhaï (là où je travaillais aussi dans le nord du Mali)

      Ensuite dans cette longue marche en montagne, très longue dans les décennies et dans les espaces physiques, il n’y a que changement et imprévu. On n’hallucine pas, très loin de là ; mais la perception change sans cesse, au fil des heures du jour et de leur lumière extrêmement changeante, et au fil des saisons, et au fil diurne des gels et dégels…

      Il est vrai que la fatigue physique allège la perception tout en l’affinant. Mais l’observation fine des lieux, avant même la fatigue, offre mille déchiffrements : par exemple un torrent d’altitude est timide et modeste le matin, mais au fil des heures de la journée, donc au fil de la fonte des glaces et neiges d’altitude, il modifie complètement sa voix (sa géophonie) et son débit jusqu’à offrir une puissante orchestration symphonique, aux multiples accidents et événements sonores. Il faut juste prendre le temps d’écouter et observer.

      Je dirais que cette ascèse de l’écoute tout en allant à pied dans ces espaces radicaux (radicaux au moins du point de vue géologique) est par ailleurs un dépouillement de tout ce qui est « hors sujet », annexe, secondaire. Oui, la perception et l’intelligence de l’espace en ses mouvements s’affinent alors considérablement. Et alors, en effet, la perception amène à comprendre ce qu’a compris une pensée archétypale, peut-être animiste. Et voilà comment les sommets du Glacier Noir sont des archétypes eschyliens et pourquoi le poème en acte peut tout naturellement envisager de les manger.

      YB

  4. Anne-Marie Lemaitre dit :

    « Avec tous les Prométhées contre tous les Zeus », dis-je moi-même en m’inscrivant en faux contre Claudel, tel que Jean Grosjean, traducteur d’Eschyle dans la Pléiade, le cite (page 173).

    Prométhée dit lui-même :
    « O Éther divin, souffles au vif envol,
    sources des fleuves, innombrable sourire
    du flot marin, terre immensément maternelle !
    Et l’œil du soleil qui voit tout, je l’invoque aussi. »
    Eschyle, Prométhée enchaîné (traduction J. Grosjean, Pléiade, page 195)

    « Poèmes de Briançon » énoncent des luttes contemporaines de Prométhées exaucés.

    Xavier Lemaître

Laisser un commentaire