Gagok de la moraine

En préparant, malgré les obstacles sombres et pénibles, un prochain atelier de création de très grandes calligraphies, à ciel ouvert, en haut de la moraine latérale du Glacier Noir vers 2600 mètres et, à cet effet, écoutant sans fin les épisodes d’un admirable Gagok coréen, chant traditionnel, dont la source se trouve peut-être vers le douzième siècle, et en particulier son interprétation par la chanteuse Kim Wol-ha en 1986 (CD dans la collection Ocora Radio-France)

j’ai créé ce poème en cinq strophes sur les pages d’un carnet Canson de format 21,6 cm par 14, papier de 200g, à l’encre de Chine et aux crayons Kooh-i-nor, ce matin du 18 juin 2024, sur une petite table de la terrasse des Rosiers, à Die.

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1

L’alluvion accumulée

le bloc dans la boue sèche

la poussière sous ses pas

la gravité

.

la gravité s’inverse

et tout monte

aspiré happé libéré

par sa voix qui ouvre

ses tissus, ses os, ses plaies

et engage       certain mouvement

vers là

ou là-bas    qui est ici

ou là-haut    qui est ici.

.

2

Qu’elle reprenne souffle

et aussitôt voici

le monde en deux,

prenant envol lourd

et, à peine moins haut,

certaine plaie dont rien ne saigne

et qu’elle nomme

par

oblique.

.

3

Elle dissout la crainte du ciel ;

il ose alors s’appuyer

sur notre humain sol

avec ses bras discrets, ses vents attardés,

ses petites colonnes de typhon ;

par elle et sa voix lente

le ciel n’a plus peur

et se met à verser

notre myriade de rêves et de douleurs tues.

.

4

Elle nous chante

que la vie est rebonds sans fatigue ni cri,

que la vie humaine est le charroi des alluvions

boueux et précieux

qui n’ont guère de poids de gloire

ni de possession,

mais seulement poids de parole

légère ou cruelle,

abstenante ou féconde,

ouvert poids

de parole fertile.

.

5

Merci chanteuse du gagok

qui t’en vas

et ne quittes jamais

la poussière ni la brume

qui font l’âme de ma moraine.

.

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Yves Bergeret

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4 réponses à “Gagok de la moraine”

  1. colette Klein dit :

    Espérons que ces alluvions n’emporteront pas l’humanité vers une chute irrémédiable (je n’avais pas encore remarqué que le diable se cachait là…). Mais que dire de la beauté de vos oeuvres ?

  2. Sandrine Péricart dit :

    L’art de « nomme(r)/ par / oblique » n’est-il pas aussi le vôtre ? En considérant les éléments du réel d’une autre manière, vous créez un nouvel accès à eux me semble-t-il… Comme Kim Wol-ha.

    Votre poésie est d’une grande densité, parce qu’elle fait résonner certains mots dans toutes leurs acceptions. Ainsi le mot « gravité » au seuil du poème a d’abord évoqué pour moi une « attitude sérieuse et recueillie », avant d’être immédiatement corrigé en « pesanteur » et de s’inverser. Mais j’ai aimé revenir sur cette ambiguïté et la repasser plusieurs fois. Puis, le mot renvoie au timbre « grave » d’une voix …

    La montagne est nommée obliquement par le chant, le chant par la montagne, et la vie humaine par l’un et par l’autre… Vous donnez vraiment à entendre une voix, ainsi que votre perception de cette voix et de ce qu’elle remue : le tout dans un ensemble de strophes parfaitement équilibré.

    Je trouve cela très beau.

  3. Catherine Reeb dit :

    effectivement…TRES BEAU !

  4. Xavier Lemaitre dit :

    Sur Pièce en cinq strophes et cinq tableaux

    Côté cour : carnet de poèmes calligraphiés, ouvert sur table de terrasse. Côté jardin : terrasse des Rosiers, fruits frais, « La Parenthèse de Douceurs » en écriture , étal de sandales estivales en attente. 

    Éclairage jour et lucarne de ciel bleu.

    -Exposition. La scène : une arène jonchée des matériaux d’un sol de montagne et du lit déserté d’un torrent. L’acte de la voix coréenne, lointaine et pourtant si proche, anime, ce seuil. Elle offre chair et corps, espace et hauteur à du vivant.

    -Action. Le souffle de femme rythme, signe et désigne, impulse les humeurs du monde. Pneuma trace le trait oblique qui nomme. 

    -Attention. L’apaisement vocal établit confiance, fertilité et générosité.

    -Élocution. La mélodie de Kim Wol-ha scande une parole de persévérance et d’authenticité.

    -Gratification. La chanteuse de Gagok allie sol et ciel, unit sécheresse et humidité, relie passage et permanence avec art et sollicitude.

    MORAINE : pierre portée et forgée par glace, composante du Glacier Noir.

    MORAINE : puissante dynamique créatrice? Muse éthique et lyrique ? 

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