Un jeu de cartes
Cette communication à un colloque international à l’UNESCO le 21 mars 2023 se lit en italien grâce au poète et philosophe Francesco Marotta. Voici, aussi ferme que claire, sa traduction : https://rebstein.wordpress.com/2023/04/04/un-gioco-di-carte/
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Poésie et informatique.
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Et là, au pied de cette montagne,
en bas dans la plaine,
l’horizon respire, on peut le toucher.
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Aco Sopov
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J’habite en pleine montagne, dans les Alpes. Je vis avec la montagne. Je dis bien « avec elle ».
Invité à m’associer au colloque d’hommage à Aco Sopov à l’UNESCO à Paris, j’ai pris le train. Je me suis assis dans le wagon. Une secousse. Un tremblement. La montagne a reculé.
J’ai voulu me retourner pour saluer la montagne et lui dire « à bientôt… à samedi prochain ! ». Elle n’était plus là.
Dans cette élongation, dans cet élargissement du lien au lieu peut naître le poème. Le poème pourrait bien être une volonté de refonder le lien, le lien au lieu. Ou une volonté d’approfondir le lien au lieu.
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J’ai regardé si mes compagnons de voyage voyaient la montagne prendre distance. Non. Ils regardaient des choses non pas par la fenêtre du wagon mais par l’écran de leurs smartphones.
Sur leurs écrans ils faisaient des petits jeux ou consultaient des petites vidéos ou des publicités de sites de vente en ligne de baskets. En somme ils regardaient un micro-artefact scintillant grâce auquel satisfaire leur besoin de sens et leur appétit d’avenir. Par ce très petit écran ils acceptaient, était-ce conscient ?, un extraordinaire rétrécissement de la fenêtre.
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Un épisode fâcheux de l’histoire humaine a fait surgir en Europe occidentale vers 1800 le romantisme, en particulier ce romantisme de la mélancolie, de la solitude impuissante et plaintive. Cet épisode, purement local et, au demeurant assez récent, a fait alors imaginer que le poème se réduirait à une fenêtre ouverte sur l’intime.
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Le smartphone est l’instrument diabolique du romantisme. Il ouvre compulsivement sa minuscule fenêtre sur une myriade de bases de données et de petites images qui harponnent pour engloutir dans le rêve rythmé d’un « univers virtuel », comme on dit. Et cet « univers virtuel » est consolateur. Plutôt il s’agit d’un minuscule théâtre qui propulse sur la scène plate de l’écran des figurines, des objets, des prix en euros ou en dollars. Par leurs effets stylistiques et ontologiques d’accumulation, de thésaurisation et de non-sens Raymond Roussel et les acrobates de l’Oulipo sont les ancêtres tutélaires de ce monde offert par la mini-fenêtre du smartphone ; hélas le smartphone a complètement égaré l’humour ébouriffé de Queneau ou le vertige parfois mystique de Roussel.
L’écran, tout petit sur le téléphone, moins mesquin sur l’ordinateur, est un ressentimenteux, comme disait Nietzsche, il est triste et prétend faire croire qu’avec lui on thésaurise images et « légendes d’images » dans un carrousel effréné, frustrant et morne.
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Je ne suis pas un romantique d’Europe de l’ouest. Je suis juste un petit berger qui descend de son alpage et, juste pour quelques jours, se prive des très dynamiques horizons rocheux pour venir aujourd’hui à Paris. Alors, la poésie dans ce monde numérique ?
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Si ce monde numérique est ce gigantesque amoncellement d’images, de mots et de sons qui ont la capacité d’être « affichés » à l’écran, je pourrais essayer de bâtir avec ces éléments d’affichage un virtuose et inattendu château de cartes. Je sais toutefois que le destin du château de cartes est son effondrement. Ai-je la capacité, ai-je même l’envie, seul devant mon écran, de créer ou même simplement de lire un poème qui soit un château de cartes numériques, effondrable d’un seul clic ?
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Mais les cartes à jouer, comme les dominos, ne sont pas du matériau pour construire des châteaux volatils. Elles sont du matériau pour jouer. En général pour jouer à plusieurs. Comme l’enfant, l’acteur, le musicien. Pour solliciter audacieusement le hasard et parodier le destin.
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Un des plus efficaces poèmes contemporains est celui que j’ai vu s’accomplir comme un rite sur les rives des petites Antilles, juste au pied des volcans, avec cartes ou dominos. Voilà ce qu’il en est. Les hommes partent sur leurs barques au milieu de la nuit pêcher. Ils rentrent à mi-journée épuisés. Les femmes vendent l’après-midi le poisson au bord de la route du littoral. Après une sieste les pêcheurs se réunissent au bar ou, mieux, juste devant les vagues, sous un auvent fait de bois d’épaves de mer. Avec un petit verre de rhum ouvrant le rite, face à l’océan de la déportation esclavagiste de leurs ancêtres, ils provoquent la chance, le hasard, le destin pour construire une théâtralité brève, un pari sur la gloire et sur la fortune : la tragédie en deux ou trois actes est totalement sérieuse. On frappe le plateau de la table en y jetant carte ou domino comme on frappe un tambour rituel animiste. Et surtout chacun son tour, en frappant le bois, on proclame, idéalement on invente, une maxime fulgurante en créole, langue de l’oralité et de la liberté à réinventer. Dix, vingt, trente maximes, voilà, ce poème collectif sur rythme de percussions.
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Ce poème aux dominos, au contraire d’effondrer un rêve privé, est la dramaturgie qui recoud un lien entre-tressé à la fois à l’espace de l’archipel méso-américain et à l’Afrique perdue, dramaturgie ouverte car l’issue de la partie jouée n’est jamais connue d’avance. Le poème des maximes aux dominos n’a pas de transcendance à vénérer, ni de maître ou de puissance politique à flatter. Il est une des plus robustes perpétuations du chœur de la tragédie grecque antique ; dans celle-ci la parole collective tâtonne, se hérisse, se rebelle, n’est jamais une quelconque mélancolie solitaire. Voilà ce qu’est le poème.
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J’ai dit plus haut que j’allais parler d’un des plus « efficaces » poèmes contemporains ; volontairement je n’ai pas dit un des plus « beaux » poèmes contemporains.
L’adjectif « beau » renvoie à un usage esthétique de la parole et à une sublimation de la perception du réel, selon quelque transcendance plus ou moins explicite, par exemple un idéal platonicien ou une grâce d’un dieu monothéiste. Or cet adjectif « beau » n’a qu’un sens local et jamais universel. Quand bien même on l’utilise. Ce qui est très loin d’être toujours le cas.
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Le poème est un acte performatif qui refonde, réactive, reprend, amplifie la relation du poète, du diseur, du lecteur, au réel et avant tout au lieu où il vit. Il recompose du destin humain face à la primitive cruauté des dieux dans la tragédie grecque, face à la déperdition d’être de la déportation esclavagiste, face à la déperdition d’humanité du nazisme ou d’un totalitarisme. Le poème inclut toujours une interrogation, une dramaturgie au moins embryonnaire pour y répondre et une ré-ouverture vers un monde en turbulence qu’il regarde droit dans les yeux.
Complètement différent de la dévaluation des mots dans la communication marchande, complètement différent des assemblages de leurres verbeux de la société du spectacle, le poème est une parole claire performative engagée dans une recomposition du destin humain. C’est-à-dire que le poème recompose inlassablement le lien d’égalité de personne à personne, et surtout pas le lien d’asservissement féodal où l’un ordonne tandis que l’autre se tait dans la soumission de l’omerta.
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Le poème se construit toujours avec le lieu physique car ce lieu est toujours une active et vivace sédimentation d’humanité. Le poème n’est pas un rêve creux. Il a toujours sa forte résonance avec le lieu de vie. Le poème est ce qui consolide, refonde, renoue du lien avec un lieu, exactement comme un sacrifice animiste redynamise périodiquement l’harmonie dialectique de la personne et du monde, du monde visible et du monde invisible.
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Le poème a toujours un horizon physique, c’est-à-dire un cercle foisonnant de personnes agissant, transmettant, interrogeant. Or l’espace virtuel du numérique ne connaît aucun horizon : il n’en a aucun.
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Internet dissout le lieu. Internet déracine la personne qui devient typiquement enfant de l’orphelinat du romantisme et de l’individualisme. Internet l’enfonce dans la consolation infantilisante du château de cartes. Au contraire le poème renoue sans fin à la densité du rapport au réel physique qui est toujours humanité en acte, non pas en Musée, mais en dramaturgie contemporaine, de guerre, de migration, de résistance, de carène à bâtir sur le chantier naval de nous tous.
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Remercions internet de rendre indispensable son contrepoids et son contraire, le poème, vraie carène de la volonté humaine, carène à mettre sans cesse en chantier face aux tempêtes récurrentes. Remercions internet et le numérique de renforcer la responsabilité humaine et éthique du poème.
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Yves Bergeret
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6 réponses à “Un jeu de cartes”
Rètroliens / Pings
- 04/04/2023 -
Merci Yves.
La fenêtre qui se dessine devant nous, à travers nos smartphones, est l’acceptation pour l’être humain désossé de lui faire accepter la micro puce dans son corps. Le smartphone n’est-il pas le prolongement de la main ? Dans ce mano à mano entre le corps et l’outil nouveau se joue le triste château de cartes de celui de la vitesse.
Château de cartes voué à s’effondrer.
Le poète aime la lenteur, la lente heure.
J’aime votre approche du lien entre lieu et poésie.
L’horizon physique du poème ressource et crée du lien.
L’horizon physique du poème ne serait-il pas un un triangle où lieu/ Homme / et lenteur communiqueraient pour émettre une conscience élargie et réflexive utile à tout un chacun ?
Le poème n’est-il pas, à travers son rêve, une sorte de Fou du Roi ?
Vous arrivez, Yves, avec maestria à vous oublier au profit de l’autre.
A la joie de vous rencontrer.
Tout de bon
C’est très lucide et très juste;
je partage totalement ton point de vue.
Ou plutôt:
Tes points de vues puisque,
l’écran n’en » offre » ( c’est un des problèmes de la monétisation du regard et la perte de la vision ) qu’un seul justement !
L’écran ne fait que converger l’œil.
Fé l i c i t a t i o n s !
Dans le train je regarde tour à tour la fenêtre où se déroule le film du vivant – la montagne ou la forêt qui s’éloignent – mais aussi la petite fenêtre de mon smartphone, ainsi que la page de mon carnet, où j’écris. C’est un tout. Je n’en éprouve ni remords ni nostalgie. Le paradoxe pour le poète est quand même de publier sur son blog un poème – toujours superbement écrit – et de contraindre ainsi ses lecteurs à fixer leur regard sur un écran plus ou moins petit, un écran qui occulte tout ce qui peut se passer autour !
Merci petit Berger, ton approche donne un vertige quantique, entre spins, fractales et constructions graphiques à la M.C. Escher, mieux exprimé par Colette K que je ne saurai le faire, … mais cet écran, support de tous les possibles, témoin aussi de toute leur vacuité, n’est-il pas la matérialité du symbole de l’absolu, ce 0 qui n’existe que grâce au 1 et inversement ? Vanité et Poussière …, vide absolu ? Seule subsiste la poésie, … les poésies !
Eternelle contradiction entre les mots et les émotions qu’ils traduisent et les supports qui portent ces mots. C’est par un écran que je lis le poète, que je vibre devant les phrases, mises ou non en calligraphie. Bien sûr l’écran est réducteur. il ne peut rivaliser avec l’espace qui enveloppe et ouvre dans le même temps des horizons infinis de tous côtés.
Texte salutaire pour ne pas oublier de simplement ouvrir les yeux et laisser le regard vagabonder …