Celui qui s’en va, pour Alguima Guindo

Poème écrit le 10 mars 2023, en accompagnement de la fin de la vie d’Alguima Guindo, sage toro nomu de Koyo, méticuleux, immensément savant ; et en donnant ici à voir des dessins à l’acrylique qu’il a créés avec mes trois strophes le 27 juillet 2005 au Mali, sur un Leporello chinois à 24 volets au format déplié de 32 cm de haut par 504 cm.

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On lit en italien ce double poème grâce à une traduction belle et puissante du poète Francesco Marotta. La voici : https://rebstein.wordpress.com/2023/03/12/in-memoria-di-alguima-guindo/

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Voici mon poème dans le Leporello de juillet 2005, sachant qu’il donne parole à qui l’on veut, et avant tout à l’ancêtre d’il y a six siècles, Ogo Ban, vivant encore à présent dans une grotte en pleine falaise et fondateur mythique de la graphie des signes peints selon les Toro Nomu ; alors je retrouvais Alguima au village en haut de sa montagne dans le désert après le voyage difficile d’Hamidou Guindo, neveu de Alguima, et de moi jusqu’à Die puis jusqu’à Rome au Museo nazionale etnografico Pigorini pour la très grande exposition de notre dialogue collectif de création engagé alors depuis déjà six ans :

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Dans la grotte à mi-pente j’ai peint les paroles

qui courent parmi les constellations,

et laissé aux siècles mes os, ma pensée, mon nom, ma peau,

beige poussière courant dans le vide brûlant.

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Un jeune peintre un jour traversera mer et désert

et sur son mur posera la pensée, les noms, la parole libre

qui moule nos vies

et démoule et forme et délie nos vies.

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Ainsi le peintre et le poète

à mi-falaise à mi-maison

entre les langues parmi les vents et les monts

reprendront de mes mains

les paroles qui ombrent les constellations.

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27 juillet 2005

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Je suis allé jusqu’au fond même de la vallée,

vraiment au bout.

Les sources étaient presque sèches

et les crêtes étaient hautes.

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Là j’ai trouvé la nuit.

Elle arrivait,

grande chose immatérielle

qui mettait à genoux les montagnes

et les pliait l’une contre l’autre

et leur faisait se cogner le front.

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Toute lumière disparaissait.

Tout devenait très froid

et invisible dans le noir.

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Alors j’ai entendu ce qui rampait

dans le lit à sec du torrent :

ça remuait des galets

et projetait vers le haut

des fils noirs pour attraper les étoiles grosses.

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Les montagnes se sont serrées

front contre front

puis torse contre torse

et elles faisaient naître la nuit.

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Entre elles le sillage était étroit.

Très étroit vers la fin de la journée.

Puis infime

et c’est alors que de cette fente étroite

est née la puissance de la nuit.

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Mais qu’est-ce que c’est que la nuit

si ce n’est le grand fil sombre et brûlant

du récit ou de la litanie,

le lent lourd tremblement

qui secoue les choses

et entrebâille les trous du corps humain,

ceux que de jour on n’imagine même pas,

les deux ronds vides des genoux

et ceux des épaules

et la bouche et les deux petits yeux.

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Dès que je sortis du ventre de ma mère

j’entrai dans la parole

et je me mis à parler

traversant de part en part la parole

qui me traversait de part en part.

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Il y a dix ans ma mère mourut

et je me retirai de la parole.

Je ne sus plus parler

car la parole fut aussi ma peau

qui s’était retournée, mon dedans était le dehors

et le dehors mon dedans.

La salive et le souffle qui portent les mots

n’avaient plus direction ni sens.

Ma vie se tut.

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Quand mon corps privé des sons s’affaissa

et que les trous de mes genoux et de mes épaules

et celui de ma bouche et ceux de mes yeux

s’emplirent de poussière et de graines vides

je décidai de rentrer en rampant

sous le socle de ma maison

et je me tins plusieurs années dans la nuit

que j’insuffle et diffuse et qui me ronge

car la nuit est l’étreinte de la vie

que j’éjecte et rêve et nomme sans lettre ni son.

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Yves Bergeret

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7 réponses à “Celui qui s’en va, pour Alguima Guindo”

  1. lemaitre xavier dit :

    Songeur le visage rayonne intérieurement intensément
    Posée la main anime trois figures rouges et bleues parmi les damiers
    Songe d’une nuit d’été hivernale et prodigue
    Pose d’ombres de mots muets poème puissant éloge magistral mémoire pérenne

  2. Colette KLEIN dit :

    La puissance de vos poèmes donne à la nuit un sens nouveau, qui ne porte plus l’obscur maléfique mais le ruissellement céleste ! Bravo !

  3. Michel: dit :

    Que sa mémoire continue à courir les montagnes et les cœurs, que son esprit repose en paix !
    Ne soit pas triste poète, c’est notre destin !

  4. Sossu dit :

    Un vostro viaggio di notevole sensibilità e sensi nella lunga notte ,sei uscito dal ventre che ti ha generato ed strisciato sul pavimento polvere e terra arida nel silenzio delle stelle così sei tornato con il corpo corroso e muto nel grembo della madre … Molto suggestiva e potente nel luogo dove la natura non ha rivali … Coraggio Grazie di ❤️

    • carnetlangueespace dit :

      Traduction du commentaire de Sossu (que je remercie sincèrement)
      YB

      D’une sensibilité et compréhension remarquables votre voyage dans la longue nuit, tu es sorti du ventre qui t’a engendré et as rampé sur le sol, poussière et terre aride dans le silence des étoiles ainsi es-tu revenu, le corps usé et muet dans le ventre de la mère…
      Très impressionnant et puissant dans le lieu où la nature n’a pas de rivaux….
      Courage Merci de tout coeur

  5. Geneviève Gohin-Chignac dit :

    Que d’émotion à cette lecture ! La nuit s’est levée. Elle a tendu ses fils noirs, elle a pris Alguima dans ses bras. La vie s’est tue. Et la calligraphie du poète fait danser les mots. Aisi Alguima est toujours là

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