Deux musiciennes afghanes

Fresque dans la niche du Bouddha de 55 mètres, à Bamyian ; un relevé à la gouache sur toile, fait par Jean Carl en 1935, peut être vu au Musée Guimet à Paris ; il mesure 170 cm de haut par 140.

.

.

L’été 1977 après avoir grimpé dans la partie supérieure de la vallée du Panchir sur ses cols d’altitude et ses hauts sommets dont certains culminent à six mille mètres, je me suis déplacé vers le centre de l’Afghanistan afin de me rapprocher du sommet moins élevé du Shah-foladi, vers cinq mille mètres. Pratiquement aucune route goudronnée, une piste longue et chaotique par des vallées très encaissées bordées d’arêtes rocheuses et de très hautes parois de toutes les couleurs que le monde minéral peut manifester. Un torrent particulièrement violent érodait la moindre masse alluviale. Paysage d’une beauté fauve.

Puis un net élargissement de la vallée. Des champs irrigués, des bosquets de peupliers : c’est Bamyian, quasiment une oasis. Le cours d’eau devient rivière qui serpente. Les montagnes s’écartent. Elles laissent voir beaucoup plus de ciel, certaines collines pierreuses et, au delà, sans fin la roche, le sec, l’abrupt. Puis une longue falaise de cent à deux cents mètres de haut sur la droite de la piste, avec, en pleine face, des alvéoles, des arêtes verticales, des anfractuosités. Et soudain depuis la base de la falaise une puis deux niches immenses, verticales, l’une d’un peu plus de trente mètres de haut, l’autre d’un peu plus de cinquante, cinq ou dix de large. Dans elles, dégagées à même la roche, les deux gigantesques statues de Bouddhas debout, aux longs drapés.

Face à cette longue falaise deux collines qui portent les ruines de deux cités prospères entièrement détruites par les troupes de Gengis Khan en 1222 et 1223, Shahr-e-Zohak et Shahr-e-Golgolah. Je montais sur ces collines ravagées, virulentes trainées de couleurs minérales dans les pentes, violet, vert, noir, ocre, orange, beige, rouge, murs de briques de terre éventrés ou effondrés. Un message de paix et de contemplation du bouddhisme y avait été détruit avec la dernière des sauvageries. Je dormais à la belle étoile sous les peupliers au bord de la rivière, devant une des deux collines ; je ne sais si le bouillonnement la nuit était celui du sang des égorgés ou celui des tourbillons de la rivière.

.

En mars 2001 les Talibans ont détruit à la dynamite les effigies « impies » des deux Bouddhas.

.

En août 2021 les Talibans reviennent au pouvoir et en quelques mois reprennent leur répression sauvage, en particulier contre toute femme.

.

Jean Carl participait, en tant qu’architecte et peintre, à la mission archéologique française de Joseph et Ria Hackin, des années 30 (tous les trois ont immédiatement rejoint Londres et la Résistance lors de l’armistice de 1940). Etape très importante puis presqu’oubliée de la Route de la Soie, Bamiyan avait reçu visite de premiers archéologues vingt ans plus tôt. Je ne sais pas si cette fresque des Deux musiciennes est sur un mur vertical ou sur une voute courbe d’une petite niche secondaire comme j’en avais vues dans les bords intérieurs des très grandes niches de la falaise. Jean Carl la copie sur toile, le plus fidèlement possible. La forte originalité de cette fresque est saisissante.

.

Tout y fait comprendre la musique : par le dessin des formes et par la mise en résonance des couleurs. Par l’absence de cette symétrie parfois assoupissante, celle de maint mandala, qui, face à une contemplation passive ou face à une prière subjuguée, stabiliserait un monde divin et finalement aussi le monde du pèlerin. Au contraire ici la composition déséquilibrée emporte vers la droite le regard, l’oreille peut-être même, dans le déroulé ondulant de la mélodie. La fresque chante. Une musicienne clôt sa bouche, l’autre n’en a pas : c’est bien la fresque qui fait mélodie. Non pas l’étrange instrument à cordes, qui ressemble à une harpe de Birmanie et dont les cordes ont ici disparu mais dont la large courbe du cadre de bois emporte vers la droite la scène. Les quatre mains pincent les cordes absentes. Ce n’est plus que la peinture qui chante. Les deux musiciennes ne se regardent pas. Elles écoutent cela qui se chante.

.

.

A part un mystérieux trait noir vertical en bas à gauche puis, parallèle à lui un peu à sa droite, un liseré rectiligne vertical entre beige et bleu sombre, tout ici est courbe ; même la construction en bas à droite, qui pourrait figurer le bord d’un bassin, est légèrement incurvée. Ici pierres, ciment et, au-delà de la niche peinte, au-delà de la falaise, roches, cimes, crêtes, tout ce monde minéral entre dans la souplesse et la dynamique du son mélodique, de l’harmonie fertile de la vie et de l’acte créateur. Est-il permis ici de dire que cette fresque est profondément orphique ? Si l’instrument à cordes cette fois-ci n’accompagne pas un chant, il en est sans doute le cœur battant, dont le pouvoir métamorphose le monde. Fait danser le monde. Tout ici est courbe dynamique. Et même, à leurs pieds dansant, les deux femmes attisent leurs propres ombres, leurs âmes peut-être, ces deux arbres, l’un rouge et l’autre vert, dont les trois branches, chacun ses trois branches, ondoient dans le mouvement le plus souple qui transforme la rigidité ligneuse en jouissance, langueur, espoir.

.

.

Le copiste n’attribue pas de couleur à la chair des musiciennes : la pigmentation viendra, heureuse, sensuelle, lumineuse, future. Dans l’ensemble de sa copie de la fresque le peintre à la gouache, certainement de la manière la plus fidèle possible puisqu’il travaillait avec et pour les archéologues, met en vibration les couleurs les unes avec les autres ; tout ici est sensible, d’une sensibilité très active et jamais violente ni heurtée ; dans ce même « feutré » des couleurs qu’avaient peu avant cherché en Europe les Nabis. Le rythme ondulant général est celui de Matisse, celui de l’Intérieur aux aubergines de 1911, au Musée de Grenoble. La souplesse des jambes des musiciennes est aussi celle des modèles de Matisse. Le copiste peint avec son exigence de fidélité mais aussi avec la sensibilité européenne de son époque, les années 30 ; également avec une vision prospective de tout ce que l’anthropologie et l’ethnomusicologie, particulièrement grâce à Gilbert Rouget et les équipes du Musée de l’Homme, vont faire comprendre des pouvoirs de la musique. Aboutissement de décennies d’enquêtes et d’analyses, le livre majeur de Rouget, La Musique et la transe, est de 1980.

.

.

Merci au copiste qui nous aide à voir cette fresque étonnamment dynamique et contemporaine. Il y a déjà fort longtemps, sans doute un millénaire, on a su dans cette « image en acte » montrer le rôle fondamental des femmes dans l’exercice du pouvoir de la musique ; le régime actuel là-bas écrase les femmes et récuse la musique. Cette fresque les remet à leur premier plan, essentiel.

.

Ria et Joseph Hackin étaient liés d’une profonde amitié avec Jean Carl. Au nord de l’Ecosse les nazis ont torpillé en février 1941 le bateau où se trouvaient les Hackin, tués noyés. L’apprenant Jean Carl s’est suicidé.

*

Yves Bergeret

*****

***

*

6 réponses à “Deux musiciennes afghanes”

  1. lemaitre xavier dit :

    Cœur ou excroissance du duo (ou trio) l’instrument fait corps avec les deux musiciennes, de l’intimité de l’une aux bouts des ongles de l’autre.
    Les membres s’embrassent, les regards caressent sol et ciel.
    Densité de l’écoute.
    Seins et hanches sont comme en gésine d’un embryon d’eau, de feu, de pierre, de feuillage et d’ornement.
    Intensité de la création.
    Artiste, archéologue, copiste et poète donnent de l’esprit; du geste et de la parole pour exorciser l’horreur; pour pérenniser la grande énigme.

  2. Colette Klein dit :

    De la beauté à l’état pur, qui m’impose silence.

  3. Michel: dit :

    Comment notre poète passerait-il à côté de l’érotisme de cette représentation ? L’instrument, avec le ventre comme chambre d’écho !
    Pour ma part je mets ce silence sur la pudeur ou la crainte de ne pas trouver le bon ton ?
    Cette œuvre n’en est pas moins freudienne à mes yeux…

  4. Geneviève Gohin-Chignac dit :

    Quelle magnifique découverte ! Sublimée par le regard du poète qui voit au-delà de la fresque. Que reste-t-il de ces merveilles aujourd’hui, dans ces vallées façonnées par le temps et par l’homme ? Ces niches béantes gardent sans doute au fond d’elles-mêmes le souvenir de ces géants qui les habitaient. La sauvagerie des barbares incultes est terrifiante …

  5. sgolisch dit :

    Beauté + poesie = la vie ….

  6. Mathé dit :

    Le copiste, dans son tableau, a sauvé une fresque et un de ces moments de la civilisation qu’on s’acharne à détruire aujourd’hui. Le poète Bergeret dit l’essentiel en une phrase : « Tout ici est courbe dynamique. » Courbes des corps de femmes, de la harpe, des arbres. La harpe et les positions des musiciennes créent un mouvement oblique vers la droite. Oblique et légèrement ascendant comme pour associer sensualité et spiritualité. Nous sommes ici dans une modernité éternelle que l’évocation de Matisse confirme.

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s

%d blogueurs aiment cette page :