Le Réfugié, avec Nicolas Hilfiger (2)
Du 16 août au 20 octobre 2022, sur une toile carrée de 50 centimètres de côté, à l’huile, aux encres et aux aérosols, Nicolas Hilfiger a créé ce tableau qu’il a intitulé Le Réfugié ; voici le poème qui fait route avec lui.
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Qui es-tu, Réfugié ?
Es-tu ?
Tu as franchi tant de frontières,
traversé tant de déserts, de terres, de mers, de montagnes
en laissant dépouilles et lambeaux
de ton corps et de ta personne
que tu te sens n’être plus que la carte géologique
de tout ce que tu foulas pieds nus.
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Rouge bleu vert jaune
la grande bagarre des sédiments et des roches
des côtes et des crêtes,
tu es juste un relevé cartographique.
Mais ton socle ?
Enfoui si profond que presque personne ici
n’en a conscience.
Te voici le relevé, l’empreinte des terres
qui t’ont mangé, d’où l’on t’a chassé
à coups de ceinture cloutée, à coups de fouet.
Les deux tiers de toi ont été fondus
dans les odeurs âcres
de ce que tu traversas.
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Ta peau est de la poussière et de la couleur, du papier,
ton corps est couleurs, poussière, papier,
tu es sec crispé étroit
dans le relevé cartographique de ta voie
et rien d’autre.
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Mais le peintre tend devant toi sa toile carrée vierge,
voile de Véronique qui prend empreinte
de ton visage qui est palimpseste
de mille empreintes raclées des espaces
où tu as perdu tout contour toute ancre toute chair.
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Quand le peintre a fini de relever par frottements sur sa toile
le relief bigarré décharné de ta face,
quand le peintre vers nous tourne sa toile
où tu t’es imprimé
il se produit un vent puissant qui va t’aspirer.
Quoi bascule ?
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Caché par la toile tendue sur son châssis,
dissimulé derrière la toile,
peut-être abrité de ce vent,
tu respires longuement.
C’est la première fois depuis très longtemps.
Tu oses demander aux terres traversées
qui t’ont tant éraflé
ce qu’il y avait avant elles, au-delà d’elles.
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Elles ne savent pas te répondre.
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Il y avait une lumière courbe et blanche.
C’est cette lumière résistante
qui engendre ta mâchoire et ton sternum.
C’est cette lumière qui attend les signes
que tu arriveras dans quelques mois à poser
puis à écrire.
Que tu arriveras à poser quand tu seras toi
qui ne sera plus toi.
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Devant la toile le peintre plonge dans ton regard.
Devant la toile tous nous plongeons dans ton regard.
La toile racle. La toile brille en miroir.
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Carrefour croisement regards nets et impitoyables
et voici que sur la grande lagune de ta vie
réduite en boue bigarrée, des lignes fermes naissent
vertes rouges noires, le tracé de ta mâchoire,
le tracé de ton nez, la fente de ta bouche, tes orbites.
Voici les lignes tracées devant la boue.
Elles vont se réinstaller dans un récit,
dans une apparence nommable.
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Naissent alors tes yeux, deux gros iris rouges,
six énormes cils rouges,
yeux écarquillés fixes, regardant hors temps,
yeux larges vraies épatées empreintes naissantes des pieds
du félin sans croc ni griffe, marcheur sans fin
que les terreurs et les guerres t’ont appris à être.
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Tes yeux : les empreintes puissantes de tes deux
pattes souples profondes graves qui disent
que ta marche sera perpétuelle
car tu as la force de l’espoir de tous les espaces
et la rage de vivre même au bord
de l’océan en feu.
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Yves Bergeret
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Bouleversant. Qui pourrait rester indifférent au sort tragique de ce réfugié que l’on voit sur la toile, saisi dans sa souffrance par le peintre , et dont on lit, sous la plume du poète, la détermination profonde à vivre malgré son parcours chaotique ? Merci cher Yves, merci Nicolas Hilfiger pour ce portrait poignant !
La peinture et le poème lui donnent corps, l’installent dans un présent qui oscille sur sa route qui lui paraît infinie alors qu’il aspire à trouver le lieu qui lui permettra de devenir enfin lui-même. La peinture et le poème lui donnent la force.