L’Art du boulanger
Les bus tournent devant
la boulangerie du carrefour,
ici les gens tournent la tête, les yeux, le cou
les angles les miroirs les obliques de la boutique
heurts et entrechocs de la vie,
jaune citron, bleu clair et vermillon
tissus rouges à gros pois blancs,
en large écriture partout
listes de prix dans petits cadres blancs
listes de friandises listes sous petits cadres bleus
.
il monte, le boulanger, il descend les grosses marches
vers le four dans la cave,
feu du magma sous la croûte,
les hautes contremarches de sa vie
jusqu’à quel golfe
jusqu’à quel nuage
d’où faire tomber pluie grêle et farine
et levain et lendemains
.
contremarche un pain contremarche un pain
dix pains une aile vingt pains deux ailes d’aigle
l’aigle déploie deux ailes
plus sa queue
vole où
.
ai-je four assez grand assez chaud pour faire
décoller au ciel ma vie mes enfants mes voisins
mes ennemis roux et leurs chiens crasseux
.
il se lave vingt fois les mains
les paumes aux rides emplies de farine
.
semelles talons blancs
vifs pas de la cave au trottoir dans la rue
visage blanc de poussière de farine
.
l’étage du four
l’étage du pétrin
l’étage du comptoir
l’étage du vent, aveugle aux détails,
ce qui compte et clame
c’est la couleur du manège,
vertigineuse comme l’espoir,
manège perpétuel
sauf si en échappent le jaune le mauve le bleu,
nacre ensellée sur la plage claire
entre vie et mort
le jaune le mauve le bleu
sur les murs de la boulangerie
jaune mauve vert
hélice du bateau modeste
qui lance au large le sommeil des
passagers affamés des bus.
*
*
Yves Bergeret
*****
***
*
L’Art du boulanger :
Dans la boutique du carrefour, les nombreux rideaux sont tous ouverts. Or c’est une image riche de sens qu’un rideau écarté dans la poésie de Bergeret : c’est le signe d’un accès à un espace dans toutes ses strates métaphoriques. C’est l’une des manières de dire la poésie active à l’œuvre dans le lieu : la poésie curieuse, la poésie qui questionne, la poésie qui creuse.
L’espace qui s’ouvre est dédié à la parole performante, comme au théâtre.
De ce théâtre le boulanger, fardé de farine, est le premier acteur. Son décor : une boutique saturée d’objets hétéroclites, chinés à droite et à gauche : vieux livres distrayants, balance à plateaux, moulin à café. Mille autres babioles de tous ordres, et des cœurs suspendus, des cœurs en motifs, un chapeau, des fleurs, une couronne tressée : tout ce qui est jugé beau est offert à l’œil dans une générosité toute simple. Quelque chose du profus d’un autel de Saint-Expédit, en moins rouge ; quelque chose de l’exubérance colorée du jardin bâti de Giuseppe Leonardi en Sicile, en plus volage.
Dans ce théâtre, un mouvement vertical. Comme celui du boulanger, qui monte et qui descend les marches, inlassablement. Monter, descendre, cela revient au même, d’ailleurs, dirait-on. A force de parcourir lui viennent des ailes, en place des plateaux de pains en mains ; des ailes pour mieux monter – ou descendre, remonter les strates de l’espace, de palier en palier, de la forge d’Héphaïstos au mont Caucase, comme des correspondances verticales.
Un autre parcours, dans ou par le poème, s’effectue dans un mouvement de rotation. Celui des bus sur la place parisienne, celui des regards des clients qui se tordent le cou, celui du brassage de la pâte dans le pétrin, celui du manège, équin, forain ou pictural. La poésie est une manière de centrifugeuse, de mélangeuse, dans laquelle tournerait la matière colorée. Des gouttelettes s’en échappent, puis des formes élaborées, une hélice, une plage, un bateau, et même des êtres humains ensommeillés. Car c’est aussi une matrice que cet espace en rond : un four, une chambre volcanique, un espace de création et d’élaboration.
Le poète et le boulanger se reflètent. L’un est faiseur de neige, l’autre faiseur de pluie. L’un a les mains couvertes de farine ; l’autre les mains couvertes d’encre de Chine. On en imagine les rides colorées, en noir ou en blanc.
Ils ont les mains de celui qui fabrique.
C’est une boulangerie théatre ! Magnifique. Mais qui sont les marionnettes ? Sans doute nous …
Les dieux artisans se réjouissent, un délice, un régal et virevoltent autour de l’énigmatique covalente de l’art de Yves Bergeret.
Je sens l’odeur de la boulangerie : la baguette, le beurre français, les croissants…
L’odeur pourrait aussi être l’un des éléments de la poésie active, de l’espace, pourquoi pas ?
Très bon, le commentaire de Sandrine