Tables de bar
Poème créé à Die le 4 septembre 2022.
1
Est-ce que c’est l’océan qui afflue reflue ici,
est-ce que c’est la longue kermesse qui bouillonne,
est-ce que la grande pâte humaine
ici sur elle-même se pétrit,
est-ce que frêne, tilleul et érable s’y inclinent,
est-ce que quelque digne récit monte
depuis les tables
où s’appuient des coudes,
s’emplissent se vident des tasses,
s’appuient des fronts éreintés,
accostent des barques surchargées ?
.
Et l’espoir enfle à nouveau l’océan
et la kermesse ne veut plus de dieu
ni de ces choses de pacotille
ni d’Arturo Ui braillant
ni de ce monde de marchandises
mais veut s’il vous plaît un peu de fraternité.
.
2
Vaste échelle
dont chaque barreau est une table
la table de la jeune femme à voix grave
la table des vendangeuses espagnoles
aux épaules cuites de soleil
la table des mères aux enfants juste sortis de l’école
la table du bégaiement cherchant la clef des vents
la table des plumes que perdent les oiseaux
et la table vide.
Qui doit toujours rester vide.
L’ordre des barreaux n’est pas dit.
La table vide tient au milieu
là où reprendre souffle dans l’ascension
ou dans le récit.
.
3
Où dresser l’échelle, où l’appuyer ?
Pas de stabilité.
Il penche, le sol.
Les tables en tremblant à peine
s’agencent sans cesse en barreaux peu stables,
en écailles de tortue.
On les croit soudés. Mais non.
Toute tortue bouge.
Soudure, ce serait féodalité, esclavage,
prière à genoux avec un bandeau sur les yeux.
.
Les tables bougent,
plateaux d’ivoire, de salive, de kératine,
lourds miroirs conservant renvoyant inversés
phrases, rires, certains gestes des mains.
.
Les tables bougent,
cartes du jeu battues et rebattues
et le jeu jamais ne se clôt.
Façades tout autour, clochers, toits, cheminées,
veillent, attendent les butées
de la grande dramaturgie
que par scènes et actes scandent les tables.
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Yves Bergeret
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Est-ce que serait fertile le sable que les vagues humaines déposent dans les cafés, sans la matière organique qu’est la poésie ?
Est-ce que joueraient aux cartes ou aux dominos les tables de bar, sans les hommes et les femmes de tout bord qui y accostent, fatigués de leurs pantomimes ?
Est-ce que prendraient vie les chaises de plastique, de skaï ou de ferraille,
est-ce que prendraient sens leur alignement, leur désordre,
leur rapprochement, leur écartement, leur dialogue,
Que je lis comme une alternative offerte, une invitation, une proposition toujours valable,
Sans l’énergie obstinée du poète ?
Car au non-moi qui affuble le personnage social dont les costumes rouges et jaunes et raides pendent bien alignés dans la boutique (photo 1)
aux accessoires en vente dans le « THÉÂTRE » extérieur (c’est écrit en lettres capitales, photo 2),
s’oppose l’équipement sommaire et amplement suffisant de la vie du bar, une table trois chaises un café, et l’humanité débarrassée de ses oripeaux qui se pose et se livre en toute honnêteté,
pour un moment, une pause, une épopée possible.
Est-ce que serait si beau le moment,
sans le don de double vue ?
Trop posée pour tourner, la table de bar plante son pied-tronc dans le réel ou fait feu de ses quatre fers.
Trop souple pour la Loi, la table de bar est taie sur œil qui juge.
Trop pauvre pour les multiplications, la table de bar est riche de récits.
Cousine du zinc, la table de bar n’est pas de bois (pas que de bois!). Sans âge, ni style, ni prétention; elle est parfois rebelle, souvent docile, toujours serviable sans servilité.
Table troisième manche du joueur.
Table sous coude du buveur.
Table tribune d’une forte voix.
Table œil- de- bœuf du curieux.
Table reposoir de l’harassé.
Table vigie et sous-main du poète.
Miroir et fenêtre, la table de bar est bouche à oreille, main tendue paume ouverte.
Qui aurait pu penser se délecter d’un poème sur les tables ? Sourire, s’interroger, retrouver dans sa mémoire les détails oubliés, les souvenirs de ces conversations, mains jointes sur coudes posés (pour faire plus sérieux sans doute …), de ces repas et autres goûters, de ces plans de travail encombrés de feuilles, crayons, et stylos.
Seul le poète a le pouvoir de voir au-delà du réel et de nous enchanter par ses mots !