L’ E C O U T E ( 2 )
Les sons sans tri
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Ces pages font suite à celles-ci, du 26 aout 2021 : L’ E C O U T E ( 1 ) | Carnet de la langue-espace (wordpress.com)
Les onze parties de cet article-ci se lisent, grâce au poète Francesco Marotta, en italien ici : https://rebstein.files.wordpress.com/2022/01/yves-bergeret-lecoute-2.pdf
La lectrice et le lecteur sont invités à lire, dans cette thématique, les pages publiées sur ce blog dans la Catégorie « L’écoute ».
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Qui veut gravir écoute
1
Le brouillard là-haut
La langue du Grand Sorbier
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2
Ecoute le son des nuages
Les répliques aux laves de Sicile
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3
Géophonie du torrent
Le Buech symphonique à Veynes
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4
Réponse du bois aux « esprits »
Les coups, l’écho, jubilation à Koso Kindu
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5
Les bruits non de fond
Koyo hirsute dans le Chant
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6
L’écoute isolante
Le concert au temple suspendu
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7
Et pourtant la foule
Résurgences dans la Passion selon Saint Mathieu
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8
Le brouillard confus
Toute l’œuvre tourbillon, Lulu
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9
La place et la salle
Ainsi la nuit et les manifestants de Prague
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10
Le katajjaït et le hurlement du vent polaire
Elles soufflent l’anti-ogre
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11
L’écoutant animiste
La brève catalyse
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Le brouillard là-haut
La langue du Grand Sorbier
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De grandes traînées de nuages blancs montaient depuis la vallée de la Romanche, très profonde, à l’Est. J’étais seul dans les vallonnements, bosquets irréguliers de sapins, touffes abondantes de rhododendrons, dalles et blocs de granit entre les bribes d’alpage ; des marmottes s’affairaient à leur nourriture de graminées, des écureuils grignotaient des graines d’une branche à l’autre, des martinets criaient pour réunir quelque chose dans le ciel, des choucas croassaient vigoureusement en s’apostrophant, des petits groupes de chamois chahutaient les cailloux et émettaient très bas de fins glapissements. J’avais onze ans et j’allais seul sur un très vague chemin dans les vallonnements. Deux grenouilles invisibles près d’une minuscule mare sarclaient leur espace. Les traînées de nuages blancs avançaient vers nous, animaux, formes végétales et moi, en s’épaississant. Je marchais vite, vers le haut. Je jouais avec les nuages. Je voulais monter plus vite que eux, jusqu’à au moins la première crête. Les nuages me rattrapaient avant que je ne l’atteigne. Mais je continuais à monter dans le brouillard de plus en plus dense et de plus en plus frais. Montant je voyais seulement la densité de la lumière ; elle variait, selon l’épaisseur de la brume que poussait le vent ; et je voyais, juste à quelques mètres devant moi, les blocs de granit et de gneiss où la mousse humide se mettait à luire, humide, très humide. J’entendais les gouttes d’eau tomber sous les petits surplombs des rochers. Je continuais à monter dans les pentes assez raides du Grand Sorbier, sans le moindre sentier. La végétation cessait. Ce n’était plus que roche et éboulis. Je savais que le vide m’arrêterait au sommet, vers deux mille cinq cents mètres ; car de l’autre côté un versant très abrupt plonge sur deux mille mètres de dénivellation jusqu’au gros torrent de la Romanche. J’avais sûrement dépassé les deux mille deux cents ou trois cents mètres d’altitude. Les cris des marmottes étrangement amplifiés par la brume humide clamaient avec force, nettement plus bas que moi, dans les épaisseurs blanches. Je n’entendais à mon altitude que parfois le croassement calme et puissant de deux ou trois choucas. Soudain un vrombissement discret mais grave se fit entendre juste devant moi : c’était le vent qu’alors je reçus en plein visage, assaillant la crête en remontant à toute force le versant est depuis le fond de la vallée : en plein brouillard j’étais arrivé au sommet.
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Je n’étais jamais monté sur cette montagne. Je l’avais beaucoup observée les semaines précédentes. Ce jour je ne m’étais guidé que à l’oreille. J’avais porté toute attention à ce que j’appelle le « tapis sonore » du lieu ou, au-delà des sons de ses animaux, à ce qu’on nomme sa géophonie (sur cette notion, on peut lire l’article en anglais de six chercheurs, trois Kazakhs auprès de l’UNESCO, deux Américains et un Italien, du 20 décembre 2021 : https://doi.org/10.3389/fevo.2021.748398 ). J’étais heureux ; mon enfance de jeune européen se construisait avec mes jambes qui m’avaient porté tout là-haut et avec le son de la montagne, elle qui est un ensemble indistingable de masse minérale et d’air plus ou moins humide accroché, accolé à elle.
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Ecoute le son des nuages
Les répliques aux laves de Sicile
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Il y a douze ans je voulais aller le plus haut possible en voiture dans les pentes de l’Etna, avant de continuer à pied jusqu’au cratère un autre jour. Au bord même de la Méditerranée, il culmine à largement plus de trois mille mètres. Son sommet bouge et grogne et se remodèle sans cesse ; il explose parfois, il tremble bruyamment. Le conducteur était un habitant de la grande ville à son pied, Catane, homme cultivé, entouré d’une bibliothèque raffinée et copieuse. Aïe, au village au bout de la petite route, vers mille trois cents mètres, brouillard. Aucune vue. Nous sortons de la voiture. Le vent soufflait vers la mer. L’acoustique des lieux était extraordinaire. Je dis au conducteur : « écoute le son des nuages ». Il a été complètement surpris ; j’ai vu à son regard qu’il croyait que je me moquais de lui. « Si, écoute leurs modulations, ici c’est grave, là c’est un roulement feutré plus léger, ici c’est presque un sifflement ; et écoute le trébuchement par là-bas au dessus de nous à droite, sûrement des nuages qui se heurtent et roulent les uns sur les autres en franchissant quelque chose ». Oui, c’était une crête latérale de Valle del bove, ce ravin large et très profond où la lave en fusion coule depuis le sommet à chaque nouvelle éruption.
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Le conducteur de la voiture était éberlué de ce que je disais. Non seulement il n’avait jamais tendu oreille à ces sons. Mais, plus encore, nos langues de citadins, aussi bien italiens que français, n’ont ni vraiment lexique ni usage pour cette géophonie. Actuellement. Dans un passé très lointain, si : on savait parfaitement percevoir les messages et les intentions que par le bruissement abondant des chênes à Dodone Zeus faisait parvenir aux hommes et que des prêtresses initiées leur traduisaient.
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3
Géophonie du torrent
Le Buech symphonique à Veynes
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Je m’allonge sur les galets secs du lit du torrent, très près du courant rapide des eaux. Pas d’inconfort, le poids du corps se répartit sur des dizaines de galets polis, élimés, arrondis par l’érosion des crues et des flux. Visage au ciel : passent des oiseaux, en bandes criantes de martinets, en légers cris des éperviers, en très haut vol planant des vautours ; nuages, parfois, encore plus en altitude. A un ou deux mètres du corps le torrent émet un très puissant, très variant, très mobile tumulte sonore. En appréciation esthétique : c’est splendide. Le flux sonore est constant, l’émission sonore se renouvelle et se recouvre elle-même sans aucun répit ; les évènements, constamment symphoniques, sont d’une diversité et d’une richesse vraiment immenses, bien au-delà de ce que le lexique et la syntaxe européens actuels peuvent formuler. Les agrégats et autres clusters du torrent sont d’une complexité et d’une subtilité qui laisseraient pantois Scelsi, Xenakis et Ligeti. Irrégulièrement des bruits sourds, nettement plus graves, surviennent au sein du flux sonore et s’éteignent rapidement : ce sont des galets assez légers que la force du courant roule dans un remous contre une roche plus massive que l’eau submerge quand même. L’eau, le petit galet et la roche statique luttent ensemble ou plutôt consonnent en un trio grave, mais trio à voix multiples au sein de la très riche polyphonie de l’ensemble.
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4
Réponse du bois aux « esprits »
Les coups, l’écho, jubilation à Koso Kindu
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2005 ; les six « poseurs de signes » de Koyo, Toro nomu, animistes, sans écriture, quelques Anciens et moi avons quitté le village à l’aube. Sur leur haut plateau de grès entièrement entouré de falaises, dans le sud du Sahara, en cette sixième année de dialogue de création entre nous, nous allons sur des tissus d’un mètre sur deux poser eux les signes graphiques qu’ils inventent et moi les signes alphabétiques d’un aphorisme, signes tous pour dire l’esprit des lieux, l’exalter, le saluer, le transmettre. Les « poseurs de signes » et les quelques Anciens toujours avec nous choisissent Koso Kindu, à peu près au milieu de leur long plateau. Longue marche pour accéder à l’endroit, parmi petites falaises, ravins profonds, énormes blocs de grès. C’est l’hivernage, c’est-à-dire la très brève saison des pluies, période cruciale pour les récoltes. Koso Kindu veut dire en Toro tégu « Grange des récoltes ». Mon regard, qui peut rester européen : strictement aucune parcelle cultivée, aucune terrasse de micro-maraîchage entre les blocs de grès ; et la « grange » qu’on me montre est en fait un amas de rochers, les plus élevés et assez petits sûrement empilés de main d’homme. C’est à l’ombre de cet amas que nous allons créer les signes, c’est-à-dire susciter et valider le réel dans son exubérance (je renvoie ici à mon livre Le Trait qui nomme). Regard européen ; c’est le désert, le vent desséchant, la très grosse chaleur, des singes vaquent au loin, et strictement personne d’autre que nous. « Yves, ne t’écarte surtout pas, ils sont juste là, nombreux et dangereux, même parfois agressifs -. Qui ? – Les esprits animistes, écoute-les ! ». Nous faisons tous silence. Effectivement à une quinzaine de mètres de nous de petites bourrasques de vent chaud cognent contre la falaise de quelques mètres de haut avec failles et anfractuosités : la falaise parle, et parle abondamment. Ce ne sont pas trois ou quatre esprits, c’est une foule hardie. Je demande à reprendre parole, et fort. « Oui, vas-y ». Je formule une phrase courte, l’écho s’amuse longuement avec elle. Les « poseurs de signes » en saisissent la signification de salutation.
Nous pouvons alors seulement nous mettre à peindre, justement, une salutation écrite et graphique aux esprits du lieu.
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Plusieurs heures après alors que le soleil torride finit de sécher l’acrylique sur les tissus j’entends un bruit totalement banal en un sens, extraordinaire en un autre sens : c’est Hamidou Guindo, un des « poseurs de signes », qui taille une sorte de bûche de bois pour en former une figure d’oiseau ; puis il la couvre de l’acrylique qui restait dans un gobelet et, en secret, me donne l’objet.
Hamidou est à Koyo un des trois ou quatre initiés, comme Alabouri, son beau-père, à tailler le bois, matériau extrêmement rare au désert et toujours lié au corps d’un ancêtre ou d’un esprit ; il avait intentionnellement porté dans son sac ce bout de bois. Il l’a oint d’un peu d’acrylique, le médium que j’ai apporté dans mon propre sac, pour que tous ensemble nous disions, célébrions, accroissions l’énergie des esprits de Koso Kindu. Le bruit rythmé de la taille de l’oiseau de bois a été la pointe du son animiste du lieu. Deux soirs plus tard, au village, Hamidou me donne sa petite hachette qui a taillé le bois, non, qui a été l’instrument à percussion exaltant la fertilité du lieu et de la récolte de la parole et de la pensée du monde.
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5
Les bruits non de fond
Koyo hirsute dans le Chant
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A Koyo, les Toro nomu, un des neuf peuples dogons, considèrent que le réel est de la parole. Un groupe de six à huit Femmes ainées chantent-dansent la nuit dans un rite chorégraphié périodique la refondation du réel. Et même elles peuvent accroître le réel en chantant-dansant des actes nouveaux au moyen de nouveaux poèmes qu’elles créent ; ainsi en a-t-il été aussi de l’audacieuse journée de création auprès et même avec les « esprits » turbulents de Koso Kindu.
J’ai toujours été, Européen, frappé de constater que les Femmes ne chantent pas dans le silence. En usage européen, les bruits parasites nombreux troublent le rite, des enfants qui jouent et se poursuivent à grands cris, des conversations et des rires entre adultes, d’ailleurs tout à fait conscients de l’importance centrale du rite. En pensée animiste, le rite en plein silence serait au moins équivoque ; car le rite prend place parmi le bourdonnement du continuum animiste sonore du monde-parole et donc de la communauté où vivent ensemble Ancêtres, vivants et « esprits ».
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De même un enregistrement ethnomusicologique animiste dans un silence de studio ou de scène en salle de spectacle est pour le moins une bizarrerie, si ce n’est un contresens. Le rite musical chanté, voire instrumental, est un pivot sonore dans un cluster bourdonnant du monde, un surcroît de densité sonore dans la géophonie et l’humanité active du lieu.
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6
L’écoute isolante
Le concert au temple suspendu
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On peut alors se demander ce que porte avec elle l’écoute occidentale d’un fait sonore. Généralement elle le coupe du « tapis sonore », le constitue en fait musical se dressant sur un silence. Elle élimine le « bruit de fond ». C’est alors que le son musical perd sa fonction de pivot, voire de poteau-mitan, dans le brouhaha du monde. Devenant solitaire il se mue en son esthétique. Il s’entoure de silence ; ce silence est un artefact difficile à techniquement établir : imposer silence à un groupe de participants les transforme en spectateurs muets. Passifs ils admirent la beauté du son et puis de la mélodie. Ecoutant attentivement le son esthétique on écarte la « bassesse » du bruit quotidien. On entre dans une jouissance de la transcendance.
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On va plus loin encore en écoutant la forme sonate avec accompagnement obligé ou la forme concertante : ces deux formes orientent l’écoute, déjà installée dans un sourcilleux silence, à aller vers l’écoute privilégiée de l’instrument soliste, s’appuyant sur la bienveillance de l’orchestre ou luttant contre la masse sonore s’attardant dans l’artefact d’un réel en souffrance.
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C’est ainsi que l’écoutant occidental savoure dans une sphère musicale elle-même solipsiste la voix principale s’extirpant du bavardage ornemental des accompagnants et des voix secondaires
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Le silence absolu sacralise la salle de concert en temple où la voix soliste irradiera son message transcendant sur les spectateurs assis patients, fervents et dociles. Glenn Gould finalement refuse même la salle du silence admiratif et s’efface dans le studio extatique d’enregistrement.
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Et pourtant la foule
Résurgences dans la Passion selon Saint Mathieu
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La pensée de la transcendance chasse la géophonie, érige la solitude de l’écoutant face à la solitude d’un dieu en son. Ecoute typiquement européenne du son. Il y a quelque chose de l’extase mystique lorsque l’écoutant s’abîme en recevant dans ses oreilles la cavatine du seizième quatuor de Beethoven. L’écoutant prend le chemin d’une prière contemplative puis adorante de l’esprit absolu, en direction de quelque idée platonicienne ou de quelque Être suprême inaccessible. L’écoutant, faisant acte d’intelligence, admire l’absolu d’une divinité. On dit de même de L’Art de la fugue.
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Mais l’extase soufie n’érige pas l’intelligence et l’au-delà d’elle-même dans l’intuition émotionnelle. Rûmî aspirant à l’amour de son dieu unique sait rester dans le tourbillon bruyant de l’ivresse, dans l’émiettement de l’ironie, dans l’insolence du paradoxe, dans la fragmentation comique de l’ego de l’écoutant. A cet égard la poésie de Rûmî est plus efficace et plus moderne.
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Même le bien sévère Bach, dans la grande architecture dramaturgique de sa Passion selon Saint Mathieu est obligé de concéder place et temps au brouhaha, si rythmique soit-il, de l’humanité en désordre, en oppositions, en pagaille : non pas celle de l’ouverture et de la conclusion de l’œuvre, mais celle qui crie, enrage, trépigne. Musique classique européenne sans trace du brouhaha humain s’asphyxierait. Et même un peu de géophonie, en artefact certes, fait grand bien, comme les robustes roulements de tonnerre de Haydn vers la fin des Sept dernières paroles du Christ.
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Le brouillard confus
Toute l’œuvre tourbillon, Lulu
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Si la musique écrite européenne sait par brefs épisodes s’écarter de l’exigence de la transcendance, au sein même de son artefact d’écriture et dans le silence « religieux » lui-même de la salle de concert ou d’opéra, c’est qu’elle est en quelque sorte obligée de laisser revenir le brouhaha des sociétés humaines voire le flux de clusters du torrent. Elle est aimantée par la géophonie. Schoenberg fait trembler son Moïse et Aaron dans l’antichambre de la transcendance, non seulement bégaiement initial, admirable, de Moïse devant le buisson ardent, mais aussi foule en brouhaha vertigineux tout du long de sa halte au pied du Sinaï. Berg de manière encore plus nette bouscule dans Lulu le confort de l’intelligence de l’écoutant en le chavirant, en l’égarant, en l’enivrant comme un soufi, de scène en scène dans les sons de la lutte pathétique de son héroïne entre tant d’hommes graveleux, naïfs ou suppliants. A première écoute, à seconde écoute, à troisième écoute dans Lulu on s’égare ; puis peu à peu on tire un fil puis un autre dans l’extraordinaire « tapis sonore » de cet opéra pour tenter de saisir ou de suivre la marche d’un possible destin humain moderne.
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La place et la salle
Ainsi la nuit et les manifestants de Prague
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Au printemps 1990 j’organisais avec le quatuor slovaque Mosès et en présence d’Henri Dutilleux la création dans ce pays de son quatuor Ainsi la nuit. A Bratislava le premier jour, le lendemain à Prague. Public très nombreux dans cette ville éminemment mélomane. Les musiciens ont dû bisser entièrement l’œuvre. Nous nous trouvions dans la salle médiévale en haut de la « Maison à la cloche de pierre », sur la place de la Vieille Ville, la plus ancienne maison du lieu, médiévale. Or sur la place s’est improvisée, comme presque chaque jour depuis la Révolution de velours qui, quatre mois plus tôt, avait pacifiquement abattu le régime politique précédent, une manifestation bruyante avec cris de centaines de personnes et mégaphones. Des éclats de cette houle sonore, vivace, vitale pour le pays, franchissaient parfois les fenêtres en ogive de la salle de concert. Je demandais à Henri Dutilleux ce qu’il pensait de cet entremêlement de ces bruits de foule avec les lignes mélodiques complexes des cordes : « cela ne me gêne pas, il est bien qu’il en soit ainsi ».
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10
Le katajjaït et le hurlement du vent polaire
Elles soufflent l’anti-ogre
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Sur la terre presqu’entièrement blanche, blanche de neige, blanche de glace, par le ciel presqu’entièrement blanc, par l’horizon si blanc qu’il n’accède pas à l’existence de la perçante vision humaine, par le passé, le présent, la nuit, le jour presqu’entièrement blancs, accourt, court, glisse, va, accourt en bousculant tout, accourt en enserrant tout, accourt en soulevant tout, accourt en assourdissant tout, accourt en rageant aux oreilles, le vent polaire. Mais il n’assourdit rien, le vent polaire car il n’est rien et il prend la place de tout.
Le vent est le père invisible de tous les « génies » de la terre blanche des Inuits. Même récemment baptisés par de conquérants pasteurs protestants, les gens savent que partout agissent, courent, volent dans le vent des « esprits » redoutables ; les êtres les plus redoutés en sont les tupilak, très malfaisants et créés par des sorciers. Des familles d’ours blancs errent dans l’immensité : en somme les brochets de l’immense bruit du flux du torrent aérien qu’est tout l’espace. L’espace entièrement géophonie.
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On se réunit ce soir au village. Deux équipes de chanteuses engagent une compétition en joutes chantées, les katajjaït, deux à deux. Une femme d’une équipe lance un chant guttural à rythme extrêmement rapide, syllabe à syllabe d’une langue dont le sens est perdu par toutes ; en face d’elle, visages juste séparés par trente centimètres, une femme de l’autre équipe rétorque entre chaque syllabe de la première par une autre syllabe sur une note légèrement plus basse. Le rythme est extrêmement rapide, on perd très vite souffle, sans que les voix ne se mêlent. Deux minutes déjà, guère plus, l’une des deux femmes éclate de rire, l’autre s’arrête. La rieuse a perdu. Une nouvelle joute démarre avec une remplaçante de l’équipe de la rieuse. La compétition cesse quand une équipe n’a plus de chanteuses, à force d’éliminations par rires.
Perdre car on rit ! mettre quoi en compétition ? Se réunir autour de deux chanteuses liées par une proximité presque fusionnelle dans une rythme condensé à l’infini face au rythme distendu à l’infini du vent hurleur. Chant gémellé dans la géophonie. Dans son cœur.
Accouplement vocal féminin engendrant un tupilak, contre-génie le plus puissant donc le plus éphémère au sein du hurlement du vent.
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L’écoutant animiste
La brève catalyse
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Tendre l’oreille à tous les événements de l’environnement sonore ; voici une formulation de musicien ou de mélomane européens. Car ce musicien ou ce mélomane sont bien à l’affût de tout bruit parasite mais malheureusement afin de l’éliminer, par rapport à un pur son ; mais on sait que le souci de cette pureté semble l’expression d’une inquiétude vers une transcendance ardue, voire clivante ou même châtiante puis, aussitôt, rédemptrice.
Tendre l’oreille à tous les événements sonores à l’entour : les accepter tous, les intégrer tous en les prenant pour ce qu’ils sont, avec les sens et les raisons d’être qui les font se manifester là. C’est alors une écoute et une pensée animistes, donc modernes, donc poétiques. Car à mon sens le poème est la cristallisation en mots rythmés de la réponse proposée à la foisonnante question de la langue-espace. L’écoute et la compréhension de ce qui surgit à tout instant dans le flux sonore de la géophonie est le premier pas du poème ; le poème est d’abord la lente et longue marche d’approche de lui-même.
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Le poème dont se saisit le lecteur est le léger dépôt dans des mots du mouvement géophonique : en même temps il en est la catalyse, catalyse deux fois. Un fois car il mobilise une à une les sources sonores en turbulence dans le brouhaha du torrent. Un autre fois car il mobilise les capacités d’écoute du lecteur envers la perception, si ce n’est la connaissance, des multiples sources sonores.
Le poème écrit est un point délicat et éphémère entre la polyphonie du monde, tout particulièrement sa géophonie, et l’ouverture de l’esprit et peut-être plus tard du corps du lecteur à l’écoute du monde qu’il renonce à sublimer voire effacer mais dont il entreprend l’aventureuse découverte.
Point délicat, humble et éphémère, le poème aime volontiers la brièveté, comme ces quatre aphorismes que l’on lit et voit dans la publication précédente de ce blog, très simples poèmes qu’en Haïti j’ai calligraphiés en écoutant la langue-espace des lieux, sa robuste géophonie d’alizés fouillant les branches et cognant le volcan, sa mémoire orpheline de descendants d’esclaves déportés, son éraillée langue-espace, sa puissante langue-espace.
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Yves Bergeret
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7 réponses à “L’ E C O U T E ( 2 )”
Rètroliens / Pings
- 26/01/2022 -
- 28/01/2022 -
- 14/05/2022 -
- 30/12/2022 -
Ecoutes actives et Paroles adressées: hôtesses attentives des ententes fertiles
Oui, c’est vrai: on écoute aussi sa mémoire et la mémoire des lieux et des hommes …
Quel merveilleux ensemble symphonique, ce « chant du monde » et on s’étonne que l’homme puisse y avoir une place, même en retrait. Tout au moins on s’en étonnerait s’il ne s’agissait pas d’un poète qui use de magie et qui sait demeurer aux aguets.