Chant de l’encrier-plumier ottoman de voyage
Ainsi chante l’encrier-plumier ottoman de voyage que Linette Guéron El Houssine me montre (d’elle on a lu : Violon-naissance, par Linette Guéron-El Houssine | Carnet de la langue-espace (wordpress.com) ). Bel objet en cuivre, vingt centimètres de long, ancien, au moins du 19ème siècle. Jadis dans sa famille juive, à Karaağaç, un faubourg d’Andrinople à la frontière de la Turquie, la Bulgarie et la Grèce, on se le transmettait de génération en génération ; Linette pense qu’il vient plutôt du côté maternel de sa famille, qui, expulsé d’Espagne à la fin du quinzième siècle, s’appelle Cordova.
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Les paroles de ce chant se lisent aussi en italien, dans la traduction aussi rythmique que mélodique du poète Francesco Marotta ; et la voici : https://rebstein.wordpress.com/2021/12/04/chant-de-lencrier-plumier/
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Je suis le doigt de Dieu
en cuivre ciselé
plein et creux.
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Par les villages je vais
dans la besace du clerc.
Sur le plateau de l’écritoire
je m’étire et m’affale.
Astiqué je brille.
Sous vert-de-gris je luis.
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J’affirme, j’en impose, je suis
doigt du dieu, comme vous dites, unique.
Ah, dieu impuissant fané…
Creux je suis, tel os à moelle…
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Scribe, ressuscite-moi,
ouvre-moi, prends ma plume,
verse de l’encre dans mon godet
et maintenant nomme compte énumère
agis écris !
Mon dieu n’est pas non plus le vulcain balkanique
qui il y a des siècles me moula
me façonna m’assembla.
Mon vrai dieu, Messieurs Dames, c’est le scribe.
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D’amour et de rage mon vulcain
me cisela à foison gentilles figures végétales
pour m’exalter à vivre fertile.
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Mon vulcain me fit phallus
à pérenne érection mais seul je n’éjacule
ni ne crée rien.
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Car, je le dis, c’est seul le scribe errant qui,
du calame qu’il range en moi ou plonge
dans l’encre qu’il verse à mon godet,
suscite le réel qu’il embrase dans l’écriture,
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l’écriture qui décide, décrète et signe,
qui ponctue achats et ventes,
emprunts et dettes,
mariages et legs,
alliances, pactes et liens
par monts et plaines des Balkans
où se croisent furieusement les langues.
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On s’entretue depuis des siècles sur les frontières
mais moi, je ne suis pas arme en son fourreau de cuivre,
je suis instrument de parole et de paix.
Pour missives, traités et contrats
mon petit dieu le scribe me dégaine.
Phallus métallique d’un dieu guerrier, pfffff…
Ce que je suis, c’est modeste clef de paix.
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Dans la besace du clerc errant
sur le plateau de l’écritoire
voyez comme je suspends la querelle et les cris.
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Je ne suis pas le sexe stérile du dieu vide,
je suis le cocasse gourdin du scribe errant,
le raffiné, le magique, le théâtral brandon du scribe
qui me brandit étincelant au soleil,
qui de mon corps dur sort la petite plume
grinçante apte à départager les clans,
à terrasser les truands,
à faire cesser le feu,
à décréter la paix,
à consolider toute parole encore fille
trop tendre pour être écoutée.
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Yves Bergeret
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6 réponses à “Chant de l’encrier-plumier ottoman de voyage”
Rètroliens / Pings
- 04/12/2021 -
Et cet encrier-plumier voyage à travers le temps et les langues – sa voix guide ceux qui désirent franchir les frontières entre les peuples.
Deux magnifiques objets ! S’en servir doit être jubilatoire !
Oui, « un instrument de parole et de paix », sublimée par le scribe-poète.
Mais hélas tous les scribes ne le sont pas, et la parole portée par le petit phallus métallique peut devenir redoutable arme de guerre et de haine. Puisse-t-il toujours servir à « faire taire le feu » …
Quel bonheur de te lire cher Yves !
Méritent-ils de s’appeler » la parole » les mots qui crient, beuglent, insultent, distillent haine, xénophobie, dogmatisme, rejet ?
YB
felicitations tres beau un instrument de paix
Précieux scribes
Leurs calames ancrent l’Errant dans la page de parole
Leurs encres unissent les voix dans le phylactère du monde