La Maquette (6 La pierre-ciel)
Ce sixième épisode de La Maquette, épisode du temps suspendu, se lit en italien dans une traduction ample et méditative du poète Francesco Marotta, à cette adresse : https://rebstein.wordpress.com/2020/05/15/il-plastico-6/
YB
Ni l’architecte ni moi nous ne savons
d’où vient la cinq-millième pierre
de la chaussée inclinée.
Impossible de le demander au tailleur de pierre :
il a disparu.
Les arbres de son échafaudage qui va jusqu’au
ciel sont démontés. On les scie en planches.
Elles feront le bois des portes, des volets,
des planchers. Dans les maisons simples,
elles feront les marches des escaliers.
Elles feront des lits et des tables
après le ravage des tempêtes.
La cinq-millième pierre est cubique.
Sa couleur, impossible de la comprendre.
Son grain, impossible aussi
à tout point de vue. Sa matière est au-delà
et au dehors. Mais son emplacement
est clair. On l’a encastrée au centre de la chaussée
entre des pavés bleus, sûrement complices,
très réguliers, à cette hauteur dans la pente
de la chaussée où tout le monde
pour reprendre souffle fait halte, s’assied
par terre, les enfants, les portefaix, les conducteurs
de mulets, les chauffeurs de poids-lourds.
Et même les charges de chantier
à demi vivantes au bout de leurs câbles.
Car c’est là, à ce moment du geste et du mouvement,
que les femmes à grave voix cessent,
un instant qui semble perpétuel, de chanter.
Puis le chant reprend,
et le lent mouvement de la vie reprend.
S’allongeant au sol à peine après l’aube
avec la tête au bord de la cinq-millième pierre,
de très près, on voit qu’elle est transparente.
On voit dans elle, par elle, comme elle.
Elle est une petite fenêtre ouverte
sur un ciel concret, d’opale et d’ivoire.
En bas de ce très familier ciel minéral
brille un petit rameau d’or.
C’est Virgile qui l’a posé là
puis qui a durci le ciel, a minéralisé l’air
et s’en est allé, quittant sans se retourner
la carrière où lui aussi a taillé dans la roche.
Allongé la tête très proche de la pierre
on entend le silence.
La suspension des tempêtes et du vent,
la retenue des litanies et des cris,
l’aspiration de la parole de la parole
avant qu’elle ne bondisse et ne libère chacun.
*
Ce matin j’apprends ceci :
c’est l’oiseau aux immenses ailes
qui avait pris la main de l’architecte
et l’avait fait planer très près de la maquette,
c’est lui qui a apporté la cinq-millième pierre
de la chaussée inclinée.
La carrière où Virgile a taillé ce pavé
se trouve dans le ciel.
Dans cette partie de lui-même où le ciel
à la fin de la nuit prépare les couleurs de l’aube
avant de les lâcher vers le haut.
Elles montent lentement, se diffusent
comme des brumes inspirantes, comme des vapeurs
pour de salvatrices inhalations.
S’il y a quelques nuages s’étirant, se réveillant
en silence, il arrive, mais c’est très rare,
qu’un de ces nuages devienne oiseau.
Oiseau : intense intuition créatrice.
Puis l’intuition disparaît dans le premier rayon
chaud du soleil.
Voilà comment est venue la cinq-millième pierre.
L’oiseau l’a vue, l’a enlevée, a volé,
a volé loin, a volé.
Dans son bec l’oiseau aux ailes immenses
a perçu son goût d’algue, de mandarine
et d’amande. C’est le message de Virgile.
Un oiseau aux très grandes ailes
est-il vraiment le seul à le saisir ?
Le message dit d’abord « qui veut gravir écoute »
et ajoute : « encastre-moi au centre
car le centre est le lointain.
Il n’y a de centre qu’accueillant. »
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Rètroliens / Pings