Le Dessin qui dit
Poème d’Yves Bergeret, écrit le 17 mars 2020, avec sept dessins à l’encre de Chine et au pinceau, créés dans le déroulement où ils sont ici, au format 22 cm de haut sur 17, par Yacouba Tamboura à Bamako le 22 août 2004.
On lit ce poème en italien dans une limpide traduction du poète Francesco Marotta à cette adresse : https://rebstein.wordpress.com/2020/03/20/il-disegno-che-dice/
Le 5 juin 1913, avec les peintres Malevitch et Rozanova, les poètes Khlebnikov et Kroutchionykh publiaient à Moscou en 800 exemplaires, 40 pages au format 19 cm de haut par 14, l’admirable Igra v Adou (Jeu en enfer). Chef-d’œuvre du futurisme russe. Vigilante et vigoureuse prémonition des guerres et révolutions du siècle passé.
Et maintenant Yacouba Tamboura, avec les poseurs de signes de Koyo, est proie de la pire et plus sanglante violence, celle du dogme fanatique et de l’arme blanche. Comme en Europe bêtise et violence rongent profondément les esprits non clairs, maladie étrange ronge les corps.
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1
Valeureux
jeu de cartes
encage le diable
chante face au vide.
Carte du joueur
petit miroir de carton
tire son échafaudage
sur les marées les plus
crasses, les plus acides
de la vie.
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2
Sur le sable je crée l’oiseau.
Cou vers la mort.
Enflant son corps.
Dos diamant du chant.
Contre le vide je crée l’oiseau.
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3
Deux soleils jumeaux m’escortent.
Entre eux je tends ma voile.
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4
Ma voix va
par la ville obscure.
La place centrale
à chaque midi bisse ma naissance.
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5
« Descends, m’a dit Virgile ;
les débris de terre cuite
se réveilleront sous nos talons ».
Les ancêtres redoublent de joie.
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6
Sortilège qui prit froid.
Bourru poignard.
Moignons de doigts.
Je siffle : tout ce bric à brac
fera oiseau
à cœur d’acier.
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7
Illettré suis-je…
Qui me dit illettré ?
C’est moi qui ramifie
la pensée
par les branches de plein vent.
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3 réponses à “Le Dessin qui dit”
Rètroliens / Pings
- 20/03/2020 -
La mise en perspective de « Jeu en enfer » et des dessins de Yacouba Tamboura fait saisir rapidement la ressemblance entre l’art dit « d’avant-garde » des futuristes en 1913, et celui d’un peuple dit « primitif » en 2004. Dans les deux cas (peut-être est-ce dû à l’absence d’autre renseignement déchiffrable sur la page – je ne connais pas l’alphabet cyrillique), le dessin, traits noirs sur fond blanc, joue d’échos et de rebonds, et a quelque chose de dynamisant.
Sur les deux premiers dessins figurent un diable ou un esprit, qui ressemblent à des figurines de « cartes à jouer ». Or « les cartes » peuvent être utilisées en tant qu’outils divinatoires, tarots qui se tirent et se lisent, comme les cauris que lance Soumaïla Goco Tambura : le devin convoque alors le monde de l’invisible et prédit les épreuves à venir.
Mais ce sont aussi des cartes « pour jouer », comme si cette vocation ludique (voir le titre « jeu en enfer ») annihilait le potentiel effrayant de l’esprit malfaisant, et redonnait en quelque sorte la main à l’être humain, libre de rebattre son destin (ou son dessein, ou son dessin) comme il l’entend.
Ces deux premiers dessins donnent donc une orientation de lecture pour tous les autres : dimension magique et ludique.
En outre, les poèmes écrits en 2020 vivifient les peintures. Ils raniment le mythe. « Descends, m’a dit Virgile ; / les débris de terre cuite / se réveilleront sous nos talons ». Le mythe, comme le poème, comme le dessin, sont mouvement qui imprime son sens à l’hétéroclite, au monde insaisissable et profus : « Je siffle : tout ce bric-à-brac / fera oiseau / à cœur d’acier. »
Les mots décuplent d’autant plus le pouvoir de suggestion des dessins que ceux-ci sont simples, directement accessibles. Ainsi je regarde le dessin de Yacouba Tamboura, forme quadrillée traversée par un double trait strié de traverses. Le poète m’initie : « Ma voix va / par la ville obscure. / La place centrale / à chaque midi bisse ma naissance. ». De nouveau je regarde l’image : « Je parle et je vais, je suis je suis, dans l’ombre et le soleil », me dit-elle.
Infini dialogue.
Une réflexion complémentaire :
Peut-on aussi rendre l’autre moins effrayant en le représentant sous la forme d’un personnage de jeu de cartes ?
Lévi-Strauss rapporte le fait qu’à partir du XVIè siècle on a souvent rapproché les Indiens d’Amérique du Sud Mbaya de figures de cartes, rois, reines et valets, à cause de leurs costumes de longs manteaux décorés, à cause des peintures qui ornaient leurs corps et leurs visages glabres, mais aussi de leur attitude hiératique et du sens de la hiérarchie ou de la valeur dont ils étaient pénétrés. Par exemple leur reine refusait de s’adresser à quelqu’un d’autre qui ne fût roi ou reine en Europe. (La demande est somme toute très raisonnable !).
Les Mbaya se pensaient, conformément à leurs mythes, peuple destiné à diriger le monde, et réclamaient le respect subséquent (ainsi que la tête de leurs ennemis, avec lesquelles ils aimaient jouer). Pour Strauss, c’est la référence de Lewis Carroll, lorsque le personnage de la Reine de cœur demande la tête d’Alice. L’écrivain enferme l’autre inconnu dans la figure du jeu connu.