Les Solitudes
Yves Bergeret
Ce poème se lit en italien à cette adresse, dans une splendide traduction du poète Francesco Marotta : https://rebstein.wordpress.com/2020/01/25/solitudini-2/
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Premier solitaire
Sur son sulky le jockey n’a pas de jambes.
Ah, il y a les quatre jambes du cheval,
deux pour le cheval, deux pour lui,
qui l’emmènent dans l’éther et l’alizé,
en somme oiseau qui file en battant l’air et la terre
comme le rameur la surface des eaux de la mort.
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Deuxième solitaire
Celui-là, très grand, très maigre, entre,
salue, apporte sa mélancolie sur un
tout petit plateau en ivoire
puis s’en va à reculons
dans le sourire légèrement amer
que juste derrière lui le ciel ouvre
comme une baie ou même un golfe.
Il faut dire que s’il est triste
il a tout de même les épaules très larges.
D’ailleurs il a laissé ici le petit plateau,
qui est la première dent de son enfance
dans l’autre monde.
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Troisième solitaire
On l’a chassé du ventre de sa mère.
On l’a chassé de la maison basse
et de l’ombre du figuier de la cour.
On l’a chassé du sable. On l’a chassé de la roche.
En mer les vagues n’ont pas accepté de l’engloutir.
On l’a chassé de sa langue puis de son nom.
A présent il s’assied. Il fait la somme des éjections :
il s’installe au centre d’une assiette si creuse
que personne ne comprend que ce parfait
grain de riz c’est lui,
minuscule grain d’humanité auquel mènent
trente ficelles du monde,
autrement dit tant et tant de récits.
*
Quatrième solitaire
Il court sous la pluie
et traverse vaillamment la rue
et traverse hardiment le détroit.
Si ni les requins ni les camions ne le tuent
c’est qu’il connaît les passages sains
et qu’il a la clef de tous les cadenas.
Il est bien le seul à connaître leurs combinaisons
car son esprit est le cheval fou
échappé à toute écurie
et broutant l’avoine des séismes.
*
Elle, coréenne de l’île de Jindo
Sa voix à elle avance en fendant
la vapeur sombre d’un océan en furie.
C’est sans doute la nuit.
Eh bien si c’est la nuit, elle la transperce.
C’est sans doute le fond d’un océan qui jaillit
lourdement. Jaillit à l’appel de sa voix.
Elle marche devant.
Les monstres tentent de la suivre
gauchement, et la nuit la suit gauchement,
et l’océan la suit, suppliant.
Les noyés la suivent, les abandonnés,
les torturés, les mutilés.
Sans se retourner c’est pour eux qu’elle chante
et avance en fendant la vapeur sombre
que fait le plomb de la vie.
Elle chante et avance et leur verse la beauté.
Sur les plaies. Et tous réapprennent à marcher.
*
L’homme aux grains noirs
Dans le sillage de la voix de la femme
il avance.
Lui qui a bu l’eau des trois sources
qui jaillissent entre les trois montagnes
plus hautes que le ciel,
car il est né près des sources.
Cette voix, la voici qui fend la douleur des hommes ;
elle va, elle vient, elle serpente par là-bas
derrière la chaîne des montagnes rouges
et lui depuis ses trois montagnes blanches
plus hautes que le ciel
s’est dit que l’insupportable aliénation
ne devait pas lui broyer le corps à son tour.
Alors il s’est levé, a pris son sac de voyage
et des grains noirs.
Du haut de la combe aux trois sources
il s’est jeté dans le piémont,
il s’est jeté dans le lointain.
Il s’est jeté dans la pente.
Pleins sont ses poumons de l’air du vide-plein
qu’il respira entre les trois montagnes.
Aller par les pentes et les ravins lui est facile.
Sans heurt il avance
dans le sillage de la voix de la femme.
Long et patient est son chemin.
Long et ardent est son chemin.
La voix de la femme glisse devant lui.
Elle est le fleuve noir
et le lit du fleuve noir
où il roule,
voilà déjà, il est l’eau aux bras courts,
il est l’eau aux bras noués,
il est l’eau aux bras dénoués.
Il va son dur chemin dans le noir.
S’il se retourne il voit son chemin comme
long et patient fil d’araignée, noir et or,
or et noir, son sillage à peine,
un pointillé de quartz et de nacre.
*
Les doigts glacés
Ce matin un peu devant lui
la voix de la femme chante
le surgissement d’une voile
qui enfle, dure, concave et ferme,
qui lui offre le miroir sans fard
où se voit la tribulation de son destin
jeune et cassant.
Effrayé d’être si seul
dans la foule d’une ville au piémont,
effrayé de voir dans le miroir
combien il est friable
car si loin est la triple source
et si ténu désormais l’air du vide-plein…
Il prend au hasard la main ballante
d’un passant qui comme lui va
dans la nuit.
La main anonyme ne réagit pas,
elle est glacée.
Il n’y a personne
dans la manche d’où sort la main glacée.
Il a beau marcher au même pas
que les doigts glacés serrés dans sa main,
personne n’est là ni ne lui parle
ni ne cherche à se dégager.
Mais ce sont les pas de la voix
de la femme qui chante,
ce sont eux qui font aller de l’avant dans cette nuit
les arbres et les nuages bas de la ville
et les corps qui ne se parlent pas
mais vont,
et son corps aussi, son corps aux bras courts
aux bras noués aux bras dénoués,
et les grains noirs qui brillent au fond de son sac,
et même ces doigts glacés d’aucune personne
qui lui tracent le double ombreux de sa vie.
Mais la voix de la femme
sent qu’il s’essouffle,
mais la voix le tire le tire
funèbre funèbre rageuse rageuse
parturiente parturiente et le tire
et le tire, avance enfant faible
des trois montagnes plus hautes que le ciel.
La voix de la femme le griffe
et le tire vers la nouvelle peau
dans laquelle il ne parvient encore à se glisser.
Tant d’autres n’ont plus de peau
ni de vêtement et ne sont plus que
des doigts froids au bout d’une manche.
Mais ses yeux noirs brillent
et les grains noirs cherchent où germer.
*
Chant de tous
La voix qui chante à l’avant
n’est pas seule. Elle est une forêt,
forêt parmi les forêts sur les collines
et les collines. Forêt parmi les longues forêts
trébuchant sombres, errant sur les
pentes basses des montagnes.
C’est ainsi que notre terre se vêt
de ce que laissent en se mouvant les forêts.
Chants puis lambeaux de forêts.
Comme par des lambeaux de récit se vêt
la personne, par des garigues de généalogies,
par des effilochages de narrations.
Mais ne vois-tu pas que la chanteuse
sait aussi soulever les branches,
soulever les lambeaux, soulever ces tissus
vieux et lustrés qui t’engoncent ?
Mais ne vois-tu pas que la chanteuse
soulève les sous-bois et les futaies,
écarte les pendrillons,
et la montagne se met à sourire
dans sa géologie sauvage ?
Car la montagne révèle qu’elle sourit dans
les reprises de souffle de la femme qui chante
et si elle sourit ce n’est pas que pour elle-même.
C’est aussi pour la personne dont les bouts
de costume se réajustent ou tombent.
Il s’est retourné sur son propre sillage,
l’homme aux grains noirs.
Son sillage est un fil d’or et d’argent
dans les sous-bois.
Son sillage est un filon de quartz et de nacre
dans l’arrière-cour schisteuse des tyrans.
Là où c’est boue noire, lui laisse sillage
en forme de vent ahurissant,
en forme de vent hérissant.
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Ces photos ont été prises en allant en train à Venise le lundi froid et clair 20 janvier 2020, traversée de la Saône, remontée de la vallée de la Maurienne.
Deux strophes du dernier poème sont calligraphiées à l’encre de Chine, au lavis et à l’acrylique le 24 janvier 2020 par le poète, à Venise, sur Gerstaecker Aquarelle 200g, format 36 cm x 48.
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Rètroliens / Pings