C a r è n e, Poema en espace et en danse contemporaine

 

 

A propos d’une version de Carène avec danse et musique contemporaines

créée à la Commanderie, d’Elancourt le 7 novembre 2019

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Rappelons-le bien, Carène n’est pas, déposé en encre noire sur les pages blanches d’un livre, une vision statique extatique, ni un précieux accomplissement de joaillerie de langage délicat ni le portrait d’une personne en quelque état d’âme devant son miroir. On l’a clairement vu le soir du 7 novembre à la Commanderie, à Elancourt. Carène, poème dramatique en cinq actes, titre et sous-titre bien clairs, n’est-ce pas ?, Carène est une traversée de l’espace.

 

Quel espace traverse-t-il ?

 

Dans leur langue les Italiens ont la chance de disposer du mot Poema : vaste poème à action dramatique, avec une narrativité affleurante et une sorte de souffle épique. Carène est un Poema.

Ce Poema quitte franchement son port d’attache qui aurait pu être engoncé dans la dureté minérale de la féodalité et de la pauvreté aliénée.

Il traverse la soumission assourdissante à l’ordre féodal, il la transperce, les chiens aboient à ses trousses, il ne se retourne pas.

Il traverse le désert sableux et stérile du Sahara, il traverse la double décennie aride où mainte jeunesse est harcelée pour apprendre à prier les dieux iniques, à obéir et à consommer.

Il traverse la mer en tempête et les nouvelles effrayantes épreuves qui finalement exaltent et libèrent la volonté, l’autonomie et le courage.

Il traverse l’épaisseur puante de la bêtise et de l’arrogance.

 

 

 

 

Tout comme déjà en 1956 le « Chant des adolescents dans la fournaise » de Karlheinz Stockhausen a traversé deux décennies de feu et de sang : le compositeur, juste après les horreurs de la seconde guerre mondiale, démultiplie dans les effets de la musique électro-acoustique le récit emprunté au texte du Livre de Daniel dans la Bible et prononcé par une voix de garçon, ci et là démultipliée elle aussi électro-acoustiquement. Comme Cheval Proue qui est l’ouverture de Carène, le Chant des adolescents affirme l’élan inébranlable du récit, du grand récit et la force intransigeante de l’espoir. Et justement en ouverture de ce soir du 7 novembre à la Commanderie d’Elancourt ce sont les adolescents qui au Collège Ariane d’Elancourt ont lu Carène six mois avant et travaillé à partir de ce Poema, ce sont eux qui lisent leurs propres textes, les textes qui en sont nés. Transmission traversant l’espace dur, l’espace rétif et violent de notre monde. Et avec eux qui traverse cet espace ?

 

 

 

Qui traverse cet espace ?

 

Poème dramatique Carène dit et accompagne et encourage et précède et suit le voyage de quelques migrants du Sahel. Des héros. La totalité de leur personne traverse l’espace.

 

Carène est élancé et porté par la voix de l’Ancien, Chroniqueur immobile, qui enchaîné par sa servitude de « captif » ne peut quitter son hameau de pierrailles et de boue sèche dans le désert ; mais sa voix est si puissante qu’elle est la mère et la fille du vent, si forte et si puissante qu’elle est l’autre carène sonore, l’autre proue, aérienne, du cheval ruant mythique que chaque migrant enfourche, que chaque migrant est, que chacun de nous est et sera. La voix du Chroniqueur immobile traverse l’espace.

 

 

 

 

Qui traverse cet espace ?

 

La parole traverse, la parole en mouvement et en prise acrobatique de risque. Le propre de la parole n’est pas son épuisement dans la contemplation et son éblouissement dans un absolu azur infini. Laissons cette conception aux mystiques médiévaux et aux contemplatifs qu’a siphonnés le monothéisme. La parole est le sens naissant dans les vibrations des cordes vocales quand celui qui émet le son cesse de l’émettre pour crier sa souffrance ou sa violence, et cessant de crier ou pleurer, salue et interroge celui ou celle en face de lui qui émet aussi du sens oral : alors naît le dialogue, alors naît le débat, c’est-à-dire la parole. La parole ouvre l’espace en cantonnant en bas sur le côté ses ombres menaçantes ; elle devient le mouvement même qui met l’espace dans le large mouvement traversant toute violence et toute ombre pour bâtir commune demeure, adéquat commun projet, carène à lancer sur les eaux profondes. Sur les « gouffres amers », dit Baudelaire, va la parole, grande voyageuse, réelle et endurante, bâtisseuse jamais lasse.

Voilà pourquoi les cycles de poèmes du grand Poema Carène sont des brefs Poema successifs, naïfs mais dépourvus de doute, épiques mais dépourvus de sensiblerie, allant mais dépourvus de langueur.

 

 

 

 

Qui traverse cet espace ?

 

Le diseur dont la voix, portée de l’avant et à la proue de son risque dans le silence tendu, inquiet, assoiffé de la salle et des spectateurs, va de l’avant, sans trembler, en dynamique, en souffle et en reprise de souffle, chaque syllabe déposant une planche sur la structure de la carène de notre chantier naval. Le diseur est à l’avant du chœur, des gens ici présents, réunis en écoute et en attente, le diseur entraînant, envoûtant, enchantant, le diseur que le musicien soutient, précède et illumine en frottant ses cordes, c’est le violoncelle brillant et sensible d’Olivier Journaud ce 7 novembre ; d’autres soirs tel autre musicien, en faisant vibrer sa anche, en frappant la peau ou le bois ou le métal. Le diseur marche à l’avant du cortège de tous, traversant l’espace, il écarte les buissons et les épines, il piétine sable et neige, il signale la vallée de lumière et d’humanité que premier arrivé au col il offre aux autres par ses paroles claires.

 

 

 

 

Qui traverse cet espace ?

 

Le danseur traverse l’espace de crainte que fendent et ouvrent le Poema et la voix du diseur. Il est au creux de la parole ; son corps est comme un lent météore dans l’élan de la métaphore que le Poema et la voix du diseur élancent dans l’espace libéré. Mais il n’est pas comme le musicien dont l’instrument émet l’onde sonore cousine ou même sœur de l’onde sonore vocale du diseur. Car le corps mobile du danseur est silencieux. Il se meut en espace avant, après et en même temps que l’onde sonore, mais il n’est pas elle. Il est tout autre car il ne développe aucune pantomime paraphrasant le Poema. Il est hétérogène. Et c’est justement son hétérogénéité qui déstabilise encore plus fertilement l’espace que le Poema fend et ouvre. Le corps de Jérôme d’Orso ce soir du 7 novembre extirpe un espace tiers. Il l’excave. Par la gestuelle de ses mains, de ses jambes, de son torse, de ses bras, de son bassin, de son cou. Il y a effort tenace dans l’action du danseur et pourtant rien ne pèse ni ne rebute, aucun ahan ne se décèle ; du sens dans un lexique et une syntaxe corporels se délibère et s’organise, dans une rythmicité parallèle à celle du Poema de Carène ; du sens qui, parallèle, visionnaire, anticipant en éclaireur la diction ou la suivant à quelques secondes, donne contrepoint. Mais non pas donne uniment, car le corps du danseur reste constamment indépendant, un peu ailleurs et avec une très forte attractivité visuelle. Le danseur agit dans une sorte d’autre action de donner du sens ; sa gestuelle terrienne et aérienne à la fois, tellurique et solaire à la fois offre, suggère mais en même temps recueille sur son propre corps le sens de l’action humaine des héros du Poema.

 

 

 

 

Il me semble que Jérôme d’Orso danse le poème, dans la voix du diseur et dans le chant du violoncelle, en introduisant une quatrième dimension à l’espace du Poema. Le danseur est la sculpture vivante qui sort de sa gangue, comme un esclave que sculpte Michel Ange, et s’anime dans l’intuition visionnaire du flux des métaphores éthiques du Poema. Il traverse lui aussi l’espace : il ouvre un creux, un gouffre peut-être même, un creux bourdonnant d’humanité, entre les corps de chacun de ceux qui sont en scène et surtout dans l’immense onde du Poema. Certes dans ses modalités propres de danseur, il incarne le mouvement dynamique du Poema, comme dans leurs modalités propres le violoncelliste et le diseur : fugue à trois voix. Mais le danseur crée une quatrième dimension, où lui-même ne se trouve pas, ni ne se trouvent le musicien et le diseur, mais où le Poema peut, par exception, devenir une puissante incarnation de destin d’humanité, celui auquel le Poema rend hommage.

 

 

 

 

Merveilleuse est cette exception, car il se produit dans le geste du danseur auprès des mots du Poema un émerveillement d’ordre animiste : une proliférante cristallisation de sens, une cristallisation qui ne se fige pas mais fait voir, comme une apparition magique, de quoi notre commun destin humain est capable dans sa plus haute  dignité.

 

Yves Bergeret

 

 

 

 

 

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Vifs remerciements à Juliette Belliard et Aurélie Buffel, professeures du Collège Ariane, de Guyancourt ; aux Itinéraires Poétiques ; à la Commanderie, d’Elancourt

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Les photos sont l’œuvre de San-Shu, poète et traducteur de Shanghaï

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4 réponses à “C a r è n e, Poema en espace et en danse contemporaine”

  1. Antonio Devicienti dit :

    Splendidamente chiaro, diretto, decisivo questo tuo testo, caro Yves.
    Come non capire? come continuare a equivocare? come continuare a cullare scritture « delicate », « spirituali », « sommesse », etc.?
    Sono felicissimo per questa nuova, convincente interpretazione di Carena / Carène.

    • carnetlangueespace dit :

      Traduction du commentaire d’Antonio Devicienti :

      Splendidement clair, direct, décisif ton texte, cher Yves.
      Comment ne pas comprendre ? Comment continuer à entretenir des équivoques ? Comment continuer à se bercer d’écritures « délicates », « spiritualistes », « minimales », etc. ?
      Je suis très heureux de cette nouvelle, entraînante interprétation de Cerna/Carène.

  2. lemaitre xavier dit :

    Tracé du Trait qui nomme, Poissy 6 novembre 2019
    Allons, équipage de choix, pesez sur vos bonnes rames, soulevez, emportez vos navires, labourez de vos rostres cette terre ennemie, et que votre carène ellemême y trace un sillon. Enéide chant X 296-300
    Navigation n’est pas plaisance, labourage encore moins pâturage. Les poèmes sont autant de socs et de rostres du Trait qui nomme, sillons fertilisés. L’encre ou l’acrylique du poète ne se vautre jamais, même furtivement dans le pittoresque, l’accessoire ou le futile. C’est une parole essentielle que l’on ne saurait confondre avec « l’art pour l’art » ou « art pur », slogan né au XIXème siècle parfois synonyme d’un formalisme qui refuse de s’intéresser au monde social. « A quoi cela sert-il? Cela sert à être beau ». (Gautier, préface de Poèmes,1832). « l’art pur » n’est pas « pur » de tout conflit. C’est « à travers ce travail sur la forme que se projettent dans l’œuvre ces structures que l’écrivain, comme tout agent social porte en lui à l’état pratique ». (Bourdieu, Règles, pages 157 et 162). L’invention du « grand artiste professionnel » a fait long feu. Les créations poétiques sont souvent collaboratives. « utile dulci », trace, signe, geste, voix, la parole poétique est performative. Sortie du musée, la charrette sicilienne fait poème et devient anthropologique. Objet oxymorique qui allie le passé et le présent, le burlesque et le fastueux, le sacré et le profane, l’aristocratique et le plébéien. D’ailleurs les marionnettes siciliennes conjuguent elles aussi le grotesque et le sublime dans des épopées tragicomiques, historiques ou merveilleuses. Les carnets de langue-espace, à travers les turpitudes d’une enfant sans toit ni loi mais polyglotte, révèlent dans les bribes de Babel la fragilité du préjugé, la force du verbe et la netteté du trait. Les mots du poète sont des rostres d’intranquillité. Carène trace le sillon des voix portées à notre attention. Les carnets de langue-espace donnent à lire : la fresque d’Amidou à Die, la typographie de Vassili, les barques peintes et les damiers africains. Le poème est le lieu de tous les possibles : un conte de Daudet relie le très jeune pâtre peul et les Turbulents en « restitution ». Le trait qui nomme est un trait d’union. Xavier Lemaître

  3. lemaitre xavier dit :

    Carène, Elancourt, 7 novembre 2019 Il existe deux portes du Songe; l’une, dit-on, est de corne, par elle sortent aisément les ombres véridiques; l’autre, d’un art achevé, brille du blanc éclat de l’ivoire, mais par là les Mânes envoient sous le ciel les rêves faux. Enéide chant VI 892-896
    Assurément, il faut dépasser l’imposant portail médiéval de la Commanderie et franchir la porte de corne (passage os léger) pour accéder à l’embarcadère de Carène. Poema d’Yves Bergeret convoque des ombres véridiques, héros polytlas, passés par tant d’épreuves. Quatre adolescents, évangélistes laïcs, énoncent leurs quatre songes migrateurs. Avec une force d’ours et une grâce féline, le geste sûr de Jérôme d’Orso anime Carène sur scène. Sur de subtiles variations de Bach et Stockausen, le violoncelle d’Olivier Journaud fait chanter la nef par des improvisations parfaitement maîtrisées. Les images sont cueillies par le lettré vif et lumineux San-Shui. Parole vent debout, cheval proue en vigie, la langue de Carène dresse ses équipages sur un nouvel espace.
    Xavier Lemaître

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