Quatre résurgences
La conversation fréquente avec un ami historien, d’une lucidité méthodique et sans faille, spécialiste de la colonisation et de la décolonisation française en Afrique, Romain Poncet, m’a soudain fait prendre conscience qu’une logique supplémentaire se trouvait au cœur de quatre actes de poésie que j’avais enchaînés dans la foulée, en peu de temps, il y a presque vingt ans. Avec une forte clarté rétrospective, cette logique ressort des lieux eux-mêmes que j’avais choisis. De fait, dans sa dimension historique et spatiale la parole libre est toujours en très vivant gisement ; meilleure métaphore, en capacité de puissante résurgence.
Dans la situation actuelle où des menaces graves de racisme et de populisme pèsent sur nous tous en Europe et hors d’Europe, il me paraît utile de présenter brièvement ces quatre épisodes ; ils rappellent à chacun de nous que la poésie est d’abord une parole en acte, une parole humaine qui est de tous et n’est nullement la propriété d’âmes raffinées et amères calfeutrées dans de mélancoliques tours d’ivoire. Est poésie cette parole de plein vent, qui a un sens pour tous, et avant tout un sens de dignité, un sens de grandeur par sa clarté de, justement, parole libre.
A cette époque je prenais peu de photos ; je suis désolé de ne pouvoir accompagner d’une iconographie solide ces paragraphes. Je n’avais pas d’appareil numérique. Je n’ai fait et gardé que les petits tirages argentiques qu’on voit ici (et rien hélas pour le premier épisode).
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Fer, feu, parole, sur la montagne Pelée, à la Martinique, avril 1999
De 1991 à avril 1999 je me suis très souvent rendu dans les Antilles et en Guyane pour en « lire l’espace ». Les îles sont volcaniques ; après l’extermination des pré-colombiens par les Européens, la population dans l’immense majorité en a été Noire, descendante d’esclaves achetés en Afrique. A la Martinique, je rencontrais le poète Aimé Césaire, je travaillais avec le poète Monchoachi et avec le plasticien Christian Bertin. Et toujours dans les lieux populaires du littoral, jadis interdits aux esclaves, la bande côtière des « cinquante pas géométriques » où était né Césaire, où travaillaient Monchoachi et Bertin. Avec ce dernier, et après diverses expositions et « performances » dans les îles, je réalisai une très grande « installation » en onze petites « installations » simultanées de mes poèmes (calligraphiés sur plaques de bois) et de sculptures en bidons rehaussées de goudrons de Bertin, depuis les places centrales des bourgs les plus pauvres au pied du volcan jusqu’au sommet même de celui-ci, la Montagne Pelée. Malgré le Fer qui enchaîne l’esclave et le Feu du volcan, c’était hommage à la Parole libre qui court jusqu’aux vents qui balaient le cratère. Fer, feu ? Parole ! C’était l’hommage à la volonté farouche du marronnage, à la dignité des esclaves et des pré-colombiens et une vaste salutation à l’Afrique perdue, là-bas à la racine des alizés. J’avais réuni pour Fer, feu, parole, cet ensemble d’« installations », toute une équipe de réalisation, Bertin bien sûr, un ami musicien, psychiatre et alpiniste, un collègue de l’UFR d’Arts Plastiques à la Sorbonne où j’enseignais alors (bien sûr j’enseignais les relations entre « poésie et espace »), un régisseur, des étudiants et ma fille, encore toute jeune alors.
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La Langue de Barbarie, quartier de Guet N’dar, à Saint-Louis du Sénégal, novembre 1999 & février 2000
Au fur et à mesure de mes années antillaises je ne taisais pas mon souhait d’aller « lire l’espace de l’aut’e bo’rd» (comme on disait en créole), c’est-à-dire les signes graphiques et les effets d’oralité de cette Afrique perdue dont parlaient tous mes amis antillais. Vers la fin de 1999 je fus invité à Saint-Louis de Sénégal par l’université Gaston Berger, de cette grande ville, et le Centre Culturel Français sur place. Saint-Louis est l’ancienne capitale coloniale de L’Afrique occidentale française qui y a laissé comme bâtiments de pouvoir et de mémoire un Musée de l’Institut Français d’Afrique noire, rebaptisé Institut Fondamental d’Afrique Noire puis Musée du Centre de Recherche et de Documentation de Saint-Louis ; également un Prytanée militaire, lycée d’élite pour les meilleurs « fils de chefs » destinés à encadrer la jeune nation que Senghor maintenait dans des liens serrés avec la France, lycée particulièrement ambigu ; plus un palais du Gouverneur et un long pont métallique dont une légende tenace attribue la conception à Eiffel. Mais surtout Saint-Louis est construit à l’embouchure du fleuve Sénégal, frontière naturelle entre Afrique blanche (la Mauritanie est à son nord) et Afrique noire (le pays Sénégal est à son sud). Je devais conduire un atelier d’écriture de poèmes. Je décidais de le consacrer à l’esprit, animiste bien sûr, du fleuve. Les professeurs senghoriens de lettres classiques (de latin et de grec !!! chez les Wolofs et les Sérères…) du Prytanée et de l’université se sont immédiatement pré-inscrits à toutes les places disponibles de cet atelier, s’attendant à se perfectionner en écriture de… sonnets rimés. J’ai exigé que des étudiants participent à l’atelier et aussi d’autres personnes.
Dès le soir de mon arrivée à Saint-Louis, j’ai vu hors centre colonial de la ville la longue plage du quartier des pêcheurs wolofs, Guet N’dar, face aux rouleaux violents de l’Atlantique. Il avait toujours été rebelle à la colonisation des Portugais puis des Français. Le flanc des longues pirogues étaient couverts d’alignements de signes graphiques peints dont je compris aussitôt la nécessité rituelle. Le soir même je fis connaissance de deux peintres de pirogue et le lendemain à l’aube, avant le début de mon atelier, de deux autres ; je les invitais à se joindre à l’atelier ; intimidés ils ne venaient que le soir après le départ des professeurs. Nous créâmes donc des bannières avec les plus vivants poèmes créés dans la journée. Jusque tard dans la nuit, je peignais ces poèmes avec les peintres de pirogue sur des rouleaux de papier kraft ; les quatre peintres ajoutaient les signes rituels graphiques adéquats au sens de chaque poème. Enfin je proposais que ces quinze poèmes peints en grand format soient dressés sur la place principale du quartier des pêcheurs et dits là à forte voix par leurs auteurs. Certains participants à l’atelier s’offusquèrent, « comment, Guet N’dar est un quartier impénétrable et dangereux, de voyous et de voleurs ! ». Mais l’enthousiasme l’emporta et une foule populaire, venue de tout le quartier des pêcheurs, se réunit le soir pour écouter dire les poèmes du fleuve, suspendus dans le vent de la place.
Peu de mois après je revins travailler seul avec les deux principaux peintres de pirogue, qui avaient écarté les deux autres. Quinze jours de travail sans relâche, toujours en extérieur et en public. Le dernier jour les longs poèmes-peintures sur Leporello chinois de huit mètres de long (format d’une petite pirogue) et à 24 volets, plus des poèmes-peintures de très grands formats sur tissu furent exposés au Musée de l’ex-IFAN ; une foule d’habitants de Guet N’dar en grands boubous de fête vint au vernissage ; je dis à forte voix mes poèmes qu’un des peintres, excellent chanteur, fit résonner sous les hauts plafonds de l’ex-IFAN colonial qui n’avait jamais reçu ces visiteurs-là, du quartier rebelle.
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L’escalade expiatoire de Tabi, août 2000
Cet épisode se lit en italien, traduit de manière très vivante par le poète Francesco Marotta, à cette adresse : https://rebstein.wordpress.com/2019/03/15/lespiazione/
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L’été suivant de tribulation en tribulation, cherchant quelque trace de « poseurs de signes » dans les rares montagnes du Sahara au nord du Mali, j’arrivai au village très isolé de Tabi, dans des blocs au pied d’une montagne tabulaire. J’en ignorai l’ethnie et l’histoire. Il est dogon Toro nomu, la même ethnie que Koyo, dont la montagne se dresse trente kilomètres plus à l’ouest dans les sables. Je saluais les Anciens, disais mon admiration pour les « poseurs de signes », demandait peu à peu s’il y avait des signes peints dans le village. J’avais vu des portes entièrement « décorées » de damiers noirs et blancs. Longue délibération des Anciens. Soudain ils me désignent quatre hommes armés de vieux fusils, à suivre. Ce que j’ai fait. Long cheminement jusqu’à une gorge profonde dans la falaise. Une forte cascade rendait les rochers dangereusement glissants. Nous avons grimpé. Sur le plateau, une magnifique longue citerne naturelle de l’eau claire de la saison des pluies. Les quatre hommes me font aller encore un peu plus loin : ruines d’un village. « Assieds-toi ici ». Ils tirent des salves de fusil en l’air. Au soir nous redescendons au village. Le lendemain je poursuis mon chemin dans les sables, arrivant un soir à Boni et le lendemain, toujours à pied, en escalade, à Koyo.
Cinq ans après je compris l’escalade qu’on m’avait fait faire. Dans les années 1920 l’armée coloniale française avait soumis tout le Mali. Il ne restait que Tabi. Mais Tabi était alors en haut, sur le plateau tabulaire. Et pouvait résister à l’infini, grâce à son eau abondante et ses petites terrasses de culture sur le plateau. L’armée française fit monter un canon sur un sommet voisin pour bombarder le village ; des habitants furent tués. Le village résistait toujours. Finalement un traître révéla le passage dans la falaise, où gronde la cascade. Le village fut pris. Toute la population fut déportée à Hombori, chez les Songhaï, à cinquante kilomètres à l’est. Puis autorisée en 1948 à revenir à sa montagne sacrée, mais à son pied, en creusant des puits très profonds. Là où est le village actuel. A peu près cinquante ans après les Anciens du village m’avaient fait faire l’escalade expiatoire, sous escorte armée comme un prisonnier, jusqu’aux ruines du village bombardé. L’été 2005, la saison des pluies tardait dramatiquement à commencer et deux Anciens de Tabi vinrent en émissaires me chercher à Koyo, où j’avais été initié comme « nassi », c’est-à-dire homme ayant le pouvoir de faire tomber la pluie ; ils voulaient que je déclenche la pluie sur Tabi.
Aux alentours de 2008 un ethnophonéticien de l’université américaine de Michigan qui cartographiait les langues du nord du Mali pour son université et avec la participation avisée de la CIA arriva à un hameau satellite de Tabi, au pied de la même montagne, et demanda à enquêter sur la langue et à l’enregistrer ; les Anciens lui désignèrent deux jeunes scolarisés, qu’il paya. Il obtint ainsi des lexiques mêlés de langue peul, sans qu’il s’en rende compte ; les noms rituels et conceptuels clefs de la pensée dogon Toro nomu ne lui avaient pas été accordés. Quand il s’approcha de Koyo, seul village resté en haut de son propre plateau tabulaire, plus loin, il demanda dans l’oasis de Boni le jour du marché à rencontrer des gens de Koyo pour continuer sa collecte phonétique. Il croisa en effet Hamidou et d’autres de mes amis de Koyo qui lui répondirent que, non, ils ne connaissaient pas de village du nom de Koyo.
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L’atelier d’écriture de Boni, février 2001
Au tout début de 2001 le Centre culturel français de Bamako m’invita à faire un atelier d’écriture à Bamako. Je remerciai certes mais répondis que faire cet atelier m’intéressait beaucoup plus à Boni, mille kilomètres plus au nord. Dans ce bout du monde ? Oui, insistais-je. Je l’obtins et restais là-bas un assez long séjour. Le week-end je montais en escalade à Koyo, bien sûr. Une « Ecole Fondamentale » venait de s’ouvrir à Boni, scolarisant alors deux cents enfants de la région pour une population recensée de vingt mille nomades et sédentaires. On y enseignait en français, élèves, familles concernées et instituteurs refusant une scolarisation en Peul, la langue féodale dominante de la région. Avec une quinzaine des élèves les plus âgés et deux instituteurs remarquables, des poèmes furent créés tous les jours ; Ils disaient l’esprit des lieux de Boni, de ses puits et de sa source mythique dans un piémont. Je peignais les poèmes à la lueur de bougies la nuit sur de grands tissus blancs que j’avais achetés à Bamako. Le grand marché se tenait le jeudi, attirant des foules lointaines en particulier pour le commerce des bestiaux. C’est le jour que choisissent actuellement le grand banditisme touareg et les djihadistes de tout poil pour enlever, égorger, faire sauter des mines sur les pistes, tuer, tuer encore ; la région est ravagée. Mais en février 2001 la veille du jour du marché, où il y avait vraiment beaucoup trop de monde, quinze poètes en herbe de toutes les ethnies de la région, leurs instituteurs et moi avons dressé dès l’aube et toute la journée nos poèmes de paix, de dialogue et d’écoute qui n’avaient de cesse de redire sans fin la nécessité du dialogue et de la parole digne et claire.
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Yves Bergeret
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4 réponses à “Quatre résurgences”
Rètroliens / Pings
- 15/03/2019 -
Quatre moments où la création émerge de la vie traversée, emmagasinée, humanisée par des actes poétiques.
Actes poétiques qui ne créent pas des mots mais des êtres, se reconnaissant par l’élaboration commune d’un langage qui signale leur existence. Langage pictural, langage de l’atelier d’écriture, langage rituel, langage humain.
Actes poétiques qui rappellent une définition vive de la poésie, cette chose sinon confite dans un « que c’est beau – que c’est joli » qui ne dit rien à personne…
I/
Poésie de retour au pays natal, qui pose un regard sur un lieu, sur la forme donnée à ce lieu, sur les traces imprimées par des sociétés que l’histoire – comprendre le présent des dominations – voudrait menacer d’aveuglement.
La poésie qui remet à l’endroit, au présent, comme l’écrit la philosophe et poétesse africaine-américaine Audre Lorde :
« Cette distillation de l’expérience – d’où jaillit la poésie vraie – accouche la pensée comme le rêve accouche du concept, comme la sensation accouche de l’idée, comme la connaissance accouche (précède) la compréhension ».
La poésie qui rappelle aux élèves studieux des grands lycées de Saint-Louis et du monde la place juste de leur savoir tout neuf dans l’ordre de la vie.
II/
Poésie pieds-nus qui parle de démocratie plus que de bonnes manières. Qui fait entrer dans les temples respectables le peuple à la vie banale, les pêcheurs, sans lequel les grands esprits se rappelleraient bientôt le caprice de leur estomac.
Une poésie qui cherche hommes et femmes comme ils sont, qui lie au lieu de rechigner. Comme l’écrivain kényan Ngugi wa Thiong’o, créant avec la population – de paysans, d’ouvriers, de petits bourgeois – de Kamiriithu sa première pièce en langue Kikuyu en 1977.
III/
Poésie à langue claire, qui parle au-dessus et en-dessous de ses mots, qui se lit et se dit à haute-voix, dans les marchés, qui apprend « le prix du vocabulaire et des nuances » et qui ne réduit pas la langue « à une suite de mots », dont le « pouvoir de suggestion excède largement sa signification immédiate » (Ngugi wa Thiong’o, « Décoloniser l’esprit »).
IV/
Poésie adulte qui connaît le mystère et son prix, mais qui accepte de se révéler au candidat patient, qui sait lui-même tout le prix d’un mystère et n’entend pas le négocier.
Poésie qui ne se laisse pas monter dessus comme une estrade, qui ne verrouille pas sa vertu à l’aide de subterfuges précieux, qui ne veut pas distinguer une chapelle pour ricaner du reste du monde si peu artiste ; au contraire, poésie robuste, qui oppose son rire tonitruant devant les contorsions des esthètes soucieux de réputation – et de reconnaissance.
Poésie qui parle d’un Moi commun, quand les plumes rusées désirent la caresse de l’approbation. Poésie adulte, qui rit devant les enfants et leur impérialisme.
Il y a quelques jours cet historien que je remercie sincèrement, Romain Poncet, en me disant que la colonisation française est entrée en Afrique de l’Ouest en remontant depuis son embouchure peu à peu le fleuve Sénégal, m’a fait prendre conscience de cette dimension supplémentaire : mes actes par et dans la poésie ont, de fait, repris ces lieux de privation de liberté, d’asservissement, de bêtise, de féodalité, et les ont « réouverts » ; mais je ne les ai jamais réouverts seul. Je l’ai fait en écoutant les habitants des lieux et en dialoguant avec eux, en créant avec eux.
Yves Bergeret
Merci, un grand merci toujours.