Aujourd’hui lire, suivi de L’Homme

Aujourd’hui lire se lit en italien dans une traduction aussi précise que vivante du poète Francesco Marotta à cette adresse : https://rebstein.wordpress.com/2018/09/03/leggere-oggi/

 

 

La réalité et la pensée animistes sont universelles. Dans celles-ci le bourdonnement du continuum immanent du monde et l’échange incessant entre la communauté des personnes humaines et la communauté des êtres invisibles s’orientent toujours et partout autour de la vocalité de la parole dense : une de ses modalités les plus fréquentes est le poème oral en acte[1]. Cette parole dense constitue un corpus que le vocabulaire contemporain peut parfaitement définir littéraire : car ce corpus est éthique, mémorisable grâce à des mises en forme spécifiques, raffiné et respecté de tous. (Misérables et infantiles, les âneries racistes osent encore affirmer l’inculture des « primitifs »…)

 

La variété et la complexité des relations de parole dense entre les esprits invisibles eux-mêmes d’une part et d’autre part entre esprits invisibles et personnes de la communauté humaine sont analysées de manière aussi précise que profonde par l’ouvrage collectif qu’ont dirigé en 1995 Marcel Detienne et Gilbert Hamonic ; ils en ont synthétisé le propos en intitulant l’ouvrage La Déesse parole, la parole dense dont je parle étant considérée dans cet ouvrage au rang des instances invisibles qui mettent en dynamique agissante le monde. Ce livre passionnant montre toute la richesse de la parole dense en Grèce antique et en quatre lieux actuels : chez un peuple montagnard en oralité de la Géorgie du Caucase, chez les Amérindiens Cuna du Panama, chez un peuple des Célèbes-Sud et, avec l’écriture, dans l’Inde du Sud.

 

 

 

 

Cette parole dense indique et valide les comportements ; elle oriente les actions, les gestes, les décisions. Elle donne sens. Orale, elle n’appartient à personne, sait se glisser hors du temps immédiat sans pour autant le quitter. Elle a son parcours par une gorge indéterminée et plurielle, comme celle de la Sybille de Cumes, et en amont d’elle-même par d’autres gorges encore. Afin que se déploie le dialogue entre communauté et esprits invisibles elle est véhiculée par les gorges possédées des initiés souvent en transe : Jean Rouch dans ses films songhaï aussi bien que Virgile dans le début du sixième chant de l’Enéïde le montrent en toute clarté.

 

La parole dense constitue un corpus, mobile et aux limites variantes, depuis de simples phrases axiomatiques jusqu’à de vastes strophes volontiers narratives. Ce corpus est considéré et vécu comme présent. Il soutient toute la relation utilitaire immédiate au monde, voire se substitue à elle et aide à vivre et penser cette relation et ce monde ; ainsi en va-t-il des Chants des femmes aînées de Koyo, ainsi en va-t-il de l’aède grec qui chante un passage d’une épopée pour le village assis ce soir autour de lui.

 

Un corpus de textes mémoriels existe chez tous les peuples, y compris chez les peuples matériellement les plus démunis ; la collection L’Aube des Peuples chez Gallimard donne maintenant accès direct à trente-cinq de ces corpus ou éléments de corpus, dans leurs transcriptions écrites. Je recommande en particulier le volume consacré en 1996 à la communauté Orokaïva de Nouvelle Guinée-Papouasie, sous le titre Parle, et je t’écouterai : le bruissement violent de la forêt se vit puis se gère par les récits que ses esprits soufflent aux hommes initiés et qu’ils transmettent dans d’extraordinaires formes tressées. Je recommande également toute la collection de CD Ocora-Radio-France, issue de l’inestimable collection Ocora que dirigeait à Paris au Musée de l’Homme Gilbert Rouget, auteur du livre essentiel La Musique et la Transe. Il n’est de communauté dont la relation au monde ne se fonde par la parole dense, enfant mi des esprits mi des initiés, corpus de poèmes fondateurs et régulateurs ; et, à l’occasion, un instrument à vent, à percussion ou à corde s’adjoint comme modalité explicitement complémentaire de la parole dense. La langue de chaque corpus est en effet ornée d’une manière spécifique afin d’accroître son efficacité, son pouvoir et sa performativité. De plus si le texte oral est un peu long, afin d’aider la mémoire du diseur ce texte s’appuie sur des rimes et des scansions particulières.

 

 

 

 

L’universalité et la variété de la parole dense, c’est ce que montre le poète américain Jérôme Rothenberg dans Les Techniciens du sacré, sa grande anthologie, enrichie dans sa version française de 2015. C’est ce que montre en ce moment le poète martiniquais Monchoachi dans sa suite de publications qu’en créole de son île il intitule Lémistè, autrement dit les éléments rituels de parole dense à l’œuvre oralement en toute communauté actuelle et passée.

 

Certains de ces textes, soufflés par les esprits aux initiés, sont figurés, peints voire gravés par les premiers poseurs de signes puis inventeurs de l’écriture sur la paroi au fond de l’auvent rocheux, comme dans la montagne de Koyo le fit Ogo Ban il y a un demi millénaire sur la paroi du fond de sa grotte Danka komo, (je le présente dans mon livre Le Trait qui nomme) ou sur le fronton de la maison-temple consacrée à la réception et à l’audition de la parole dense. Et ailleurs on raconte même que d’un doigt de feu un dieu grava dans la pierre dix lois qui commandent les comportements humains entre personnes et avec le divin : cela s’est par exception fait, dit cette légende, en haut d’une montagne, le Sinaï. Au sujet de l’émergence de l’écriture je propose au lecteur de se reporter à mon article L’Image au mur agit, sur ce même blog et repris dans mon livre bilingue franco-italien L’Image en acte, aux éditions Algra editore en décembre 2017.

 

Il se trouve que les trois monothéismes se créent une transcendance hors justification, hors continuum, hors lien. Ils déploient leur propre parole dense en textes qu’en conséquence ils définissent « révélés ». Le divin n’étant plus tactile ni, s’il semble s’écarter, retrouvable par des sacrifices animistes ordinaires, les textes deviennent de nature sacrée intangible et forment un corpus serré, exclusif et bien sûr « un » pour toute la communauté. Ses clercs avec des fortunes variées s’occupent de leurs exégèses ; mais dogmatisme et intolérance sont secrétés immédiatement par le fait même de la transcendance et la prise en possession de la relation de parole humaine avec elle par une caste de lettrés.

 

A ce corpus écrit de référence tous se rallient, doivent le faire ; dans ce corpus et dans les gestes qui en découlent, tels que prières, positions rituelles du corps, pèlerinages, tous dans la communauté trouvent la justification de leur identité, de leur destin, de leur personne.

 

 

 

 

En Europe, à la Renaissance cependant les exégèses approfondies de la Bible, grâce à la redécouverte des textes originaux en particulier en grec, déstabilisent le corpus unique des clercs ; la communauté se dispute et se scinde. Sa branche la plus active, protestante en ses diverses écoles, développe l’examen solitaire voire critique des textes communautaires. La relation intime et privée au texte prend alors tout son essor.

 

A peine après la Renaissance, suscité par elle, naît aussi en Europe le texte dense écrit que des aristocrates alphabétisés lisent en silence dans leur chambre, isolés : tels L’Astrée d’Honoré d’Urfé ou le Roman comique de Scarron. Plus besoin de diseur ni d’aède, ni de comédien interprète sacré. L’invention de l’imprimerie permet de multiplier les exemplaires d’un texte en assez petit format. Outre les Bibles portatives et autres Missels de voyage, le nouveau texte écrit reste pourtant performatif et fortement sacralisé, car il indique au lecteur comment agir dans la turbulence du monde ; le héros du quotidien ou son jumeau de contrejour, le anti-héros quichottesque, naissent, conducteurs de conscience émotionnelle et-ou pensante ; le décor du monde décrit dans le texte est un miroir simplificateur de l’épaisseur trouble du monde. Le héros se débrouille avec cela. Cet avatar de la parole dense de référence de toute communauté est simplement un accident local, dans l’Europe. Il s’appelle le roman.

 

Le roman se diversifie peu au fil des quatre ou cinq siècles de son existence locale. Le personnage principal est l’initié qui s’est glissé à demi mort dans cette quincaillerie artificieuse, pantin vaguement articulé, pantin enflé de gaz avant tout émotionnels. Ce pantin permet au lecteur, de plus en plus détaché de sa communauté et renvoyé à une solitude morose et impitoyable par les ruses du salariat, par des maîtres castrateurs, par une religion de châtiment et de rédemption individuelle, ce pantin permet donc au lecteur d’interroger l’opacité du monde. L’initié-pantin exhibe dans la narration du roman son destin, au fil d’une éducation et d’épreuves faites pour impressionner et éduquer. Au lecteur d’en juger et d’en tirer leçon.

 

Ce curieux texte romanesque, c’est la gloire, le pouvoir et le prestige que s’attribue la littérature européenne. Le romancier est le maître tout puissant ; la volonté du destin pleine de pénombre, la Tyché, l’inspiré caprice des génies et des esprits de l’animisme se dissolvent en se déplaçant jusqu’entre les mains de l’écrivain romancier, démiurge court qui se fond en fait dans la louange magistrale de l‘instinct de propriété : il s’y complait. Il peut même se produire cet errement déconcertant que l’écrivain et le professeur de cette littérature soient les épigones vétilleux de l’académisme.

 

 

 

 

Bien sûr ailleurs dans le monde, hors Europe et Amérique du nord, perdure de manière brillante la vie du texte oral, voire écrit, comme le Ramayanna ou le Maharabatta ; personne de la communauté ne peut vivre sans interroger, dans sa vivacité polysémique et polycentrée, la voix des êtres peu visibles qui agitent le monde et le sont. Et de même la chanson, qui par la parole mise en musique densifie la relation active au monde est partout inépuisable et je ne connais personne, où que ce soit, qui ne chante, ne se chante à soi-même un texte, n’écoute chanter.

 

Pourtant, ailleurs, donc, dans le monde, les colonialismes européens ont apporté les scolarisations à l’occidentale pour les « fils de chefs » afin de former des élites capables d’aider les puissances coloniales à exploiter les peuples et les terres soumis. Se considérant elles-mêmes d’avant-garde et salvatrices, ces scolarisations apportent comme outils de relation active au monde non seulement les langues d’Europe mais aussi les formes du texte moderne qui fédère les communautés colonisantes : le roman. Or le roman d’avant-garde de la fin du dix-neuvième siècle est celui du réalisme et du naturalisme français ; leur diffusion est fulgurante partout, ainsi que leur succès auprès des jeunes élites dont les colons ont acheté l’âme. Les littératures savantes écrites en langue aristocratique s’estompent partout. Tandis que la parole dense orale perdure. Flaubert, Zola et Maupassant sont partout dévorés par les jeunes « éduqués ». Dostoïevski pour sa dimension réaliste aussi. On les imite à tours de bras. Ainsi naissent, parfois immédiatement anticolonialistes en raison des leçons imprévues du réalisme, les Lu Xun, Yachar Kemal, Naguib Mahfouz etc. (Je renvoie ici à mon article Le réel et la langue de l’écrivain dans le catalogue de l’exposition Face à L’histoire 1933-1996, au Centre Pompidou en 1996).

 

 

 

 

Mais déjà le large texte, maintenant principalement écrit et romancé, auquel toute la communauté se réfère pour interroger le monde en ses inquiétantes menaces, s’éparpille. En Europe les avant-gardes futuristes russe et italienne, vorticistes, expressionnistes, dadaïstes, surréalistes, etc. du début du vingtième siècle déstabilisent fortement le roman d’éducation (même si en sa veine commerciale il continue jusqu’à présent à satisfaire un lectorat considérable et constamment en quête de consolation) ; en Europe et en Amérique du Nord naissent également anthropologie et ethnologie, d’abord colonialistes sans scrupule, puis autonomes. L’interrogation du monde opaque ne se fait plus seulement par l’usage du corpus textuel oral immémorial ou équivoquement écrit ; elle se fait aussi par les sciences humaines, elles-mêmes sans cesse en exégèses, crises et reformulations.

 

De la sorte il s’est récemment créé une nouvelle et vaste zone de parole à présent plus écrite qu’orale, entre la personne et le monde : cette zone n’est pas unifiée, soudée par une révélation ni des dogmes ; elle ne se modèle pas sur l’instinct de propriétaire. Cette zone flottante met à l’écoute, justement flottante, du monde en ses énigmes.

 

 

 

 

Elle a créé la personne contemporaine et étrange du « lecteur ». C’est de sa propre initiative qu’il se saisit des livres dont les textes non dogmatiques disent le monde, l’interrogent, cherchent à le comprendre. Le « lecteur » est solitaire. Il accoste où il veut car la lecture considère que tous les ports sont ouverts. La personne du « lecteur » est volontiers un individu. Individu peu situable dans la communauté, souvent mal utilisable dans les fonctions rituelles traditionnelles de la communauté. Il va et vient. Il en arrive même parfois à consacrer un temps considérable à la lecture ; dans sa vie elle est le rituel majeur de sa relation au monde. Dans son significatif et vivace Carnet du sédentaire Romain Eric-Marie, jeune historien, philosophe et écrivain, fait apparaître ses itinéraires personnels dans des continents entiers de lecture, continents créés par la sédimentation de textes profonds et puissants, cependant tous de la culture européenne ; puis Romain Eric-Marie s’approche des falaises abruptes qui bordent cette culture et atteint aussi les livres de Franz Fanon : et il met alors en turbulence la lecture elle-même. Le corpus de textes dont le « lecteur » Romain Eric-Marie cultive la surabondante pratique, le met en relation avec le monde dans son histoire et simultanément fertilise l’initiation de sa personne individuelle. Cette initiation ne se parachève pas ni ne se replie sur des certitudes ou des propriétés archivistiques ou matérielles mais s’ouvre sans fin sur des rebonds d’interrogations, des doutes et des excavations toujours plus libératrices de ce que sont la personne humaine et le monde polyphonique.

 

Entre le monde bruyant et le lecteur s’est élaborée une couche atmosphérique étrange, celle de la « lecture », vaste corpus de textes écrits ou même transcrits de l’oralité. Lire est devenu ainsi la grande pratique rituelle animiste contemporaine qui interroge l’épaisseur du monde ; elle est onéreuse, car un livre coûte cher ; financer une bibliothèque publique coûte cher. La « lecture » mange du temps. Avec une autorité décisive elle dégage un espace de liberté intime de jugement et de destin, tout comme le couteau du sacrificateur animiste en versant le sang de l’animal sacrifié ouvre temporairement une brèche de liberté vertigineuse et visionnaire dans la soif intarissable des morts et des vivants.

 

Finalement cette « lecture » qui aurait pu sembler fuir le contact tactile avec le continuum foisonnant et dangereux du monde instaure une instance, la couche atmosphérique rebelle et immaîtrisable du corpus lu : « lecture » comme domptage de la transcendance meurtrière et retour à la mobilité animiste.

 

 

 

 

***

 

 

L’Homme

 

Dans chaque épaule il a une montagne.

Attention, une montagne ça s’effrite.

Or les montagnes vont par chaînes et massifs.

 

L’effritement, c’est le son

ou plutôt deux effritements qui se rejoignent

en fond de vallée créent ainsi le son.

 

Le vent qui passe dans le son et l’ébouriffe

crée le mot en sa forme,

en sa fuite têtue vers l’oreille loin

et en son sens jamais circulaire.

 

Dans chaque épaule il a une montagne,

c’est un poumon.

Le couple, le village, la foule

c’est des massifs et des chaînes.

 

En haut entre épaules et poumons

il y a les têtes.

Elles tournent les unes là les autres ici

cherchant les mots clairs.

 

Les mots clairs s’effritent peu :

ce sont des falaises entre forêts et torrents

à mi-hauteur des pentes,

en somme pointes de seins,

parfois côtes flottantes

où même hanches saillantes.

 

Qui ne soufre pas se tient droit.

Qui se tient droit a des mots clairs

et l’aube est claire sur les montagnes.

 

Mais tous souffrent

et cherchent contre les ravages

contre les pillages contre les avalanches

de meilleurs mots clairs

pour mettre d’aplomb les épaules

et pour alléger soulever dans un récit long

le poids des montagnes par massifs.

 

 

 

***

 

 

[1] Plutôt que sonore et vocale, ce que j’appelle la « langue-espace » est une sédimentation d’éléments physiques déposés dans tel lieu par les générations successives, qui font signes visuels actuels. A la différence de ce que j’appelle ici la parole dense dont la cohérence interne est intrinsèque, ces signes visuels ne sont pas forcément cohérents entre eux; ils aboutissent à un tramage signifiant de l’espace, même si ce tramage est parfois chaotique. On est toujours confronté à la langue-espace, de manière passive voire obéissante ou de manière dynamique voire créatrice. De même est-on toujours confronté à la parole dense.

 

YB

 

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