Les Têtes (et un préliminaire), juin 2018
Ce poème, précédé de son préliminaire, se lit dans une traduction limpide et dense en italien par le poète Francesco Marotta, à cette adresse : https://rebstein.wordpress.com/2018/07/17/le-teste/
Ce mois de juin 2018, nausée infecte et insupportables souvenirs historiques nous serrent la gorge : à la suite de sa campagne électorale très agressive et de multiples violences racistes qu’il attise contre des migrants, allant jusqu’à des ratonnades et des meurtres, un parti populiste partage le pouvoir en Italie avec un parti « anti-système », pour le moment balayé par d’incessantes annonces haineuses du premier : fichage des Roms, expulsion des clandestins, fermeture des ports aux navires de sauvetage des ONG, etc. Dans mon livre Carène (publié en italien et en français en novembre 2017, immédiatement porté à la scène en Italie et en France) je dis l’arrivée dramatique et épique des migrants, essentiellement africains, accueillis avec générosité par une bonne part de la population sicilienne. C’est la guerre ou l’extrême pauvreté qui ont chassé du Sahel ces héros aux vastes et profondes cultures. Les voici, attirés par un continent qu’ils savent actuellement en paix, ils ont raison, et prospère, ils se leurrent car cette prospérité est gravement inégalitaire. Mais dans Carène je disais aussi l’«ambiguïté» envers eux de certaines «familles féodales» de l’île, trop heureuses de les asservir.
Comme je le voyais à Prague au début de ce mois de juin, comme en Autriche, Hongrie, Pologne, Slovaquie, comme partiellement en France, le populisme raciste brasse ignorance et manipulation. Il malmène tout. Majoritaire il est encore plus dangereux. Jamais nous ne laisserons cette violence dégradante ruiner la parole ni ravager le chantier de la Carène, que, charpentiers de tout continent, ensemble nous construisons.
L’Europe dont presque tous les pays ont eu des avant-gardes littéraires et artistiques aussi brillantes que variées au début du siècle passé, l’Europe pourtant terre de rencontres, pourtant si riche de multiples langues et de multiples cultures, l’Europe à présent s’essouffle. L’Europe a trop pris le risque mortel de racornir presque toute son âme dans la marchandise, dans la télévision commerciale au rire gras, dans la frilosité ricanante, dans l’individualisme morose. La langue-espace du continent devient terne. Créer en dialogue avec elle n’est pas fluide. Trop de créateurs contemporains perdent horizon et s’enferment dans la solitude d’un hermétisme esthétisant, hédoniste ou intellectualisant. Mais justement l’Europe, dans ces années de grandes migrations, a à portée de main la chance de pouvoir se rouvrir et de pouvoir redevenir fertile et jeune, grâce au métissage et grâce au dialogue. Si du moins elle sait comprendre l’apport considérable des gens jeunes qui arrivent d’autres continents. Car ils sont riches de cultures millénaires et d’anthropologies polysémiques, complexes, dynamiques. Car le cœur de leur anthropologie n’est pas la marchandise mais le lien humain.
Yves Bergeret
Le torrent descend
par mon côté droit
dans mon oreille droite.
A cette oreille
le torrent roule des pierres froides
roule des têtes tranchées.
Le vent remonte le vallon,
le torrent descend le vallon,
c’est un escalier.
En bas de l’escalier
le torrent trouve une mer,
des os humains blanchis par les tempêtes
et des assassins fiers
qui ont remplacé les mots d’accueil
par des insultes et des haches.
Le vent remonte le vallon,
frais vent libre
par bourrasques et bonds il remonte
les têtes que tranchent les meurtriers racistes,
têtes d’Orphée à mille bouches,
têtes noires africaines ou roms
ou de mille autres sangs.
Tête tranchée
jamais ne se tait.
Par mon côté gauche
à mon oreille gauche la vie afflue
qui n’est vie que si tout ouïe
mon corps et ton corps et l’inconnu corps
sont le son les mille sons
de la vie des vivants
et des tués qui voulurent migrer
et qui ne meurent jamais.
A chaque bruyant gradin du torrent
à chaque marche du grand récit de l’eau
roule en bruit sourd une tête
une pierre.
Mes deux oreilles entourent
la pierre qui dans l’eau roule.
Tête qui roule tête étrangère
toujours me réapprend
en roulant dure et têtue
la vie de la parole,
notre grande simple tête
dont chacun est le corps,
dont chacun est une phrase libre,
un fraternel mot.
Et si violence brute
se glisse un soir
aussi dans la course du torrent
et si un soir violence brute
en plus arrache jeune mélèze de la rive,
poutre future de notre carène,
le brise le broie,
mes frères, et d’Afrique et d’ici, et moi
à l’aube le replantons,
mélèze frère de tous mes frères.
Torrent, pourquoi un soir
as-tu donné place
au poison du monstre populiste ?
Mélèze, arbre des gens de parole claire et fidèle.
Poème créé en deux exemplaires par Yves Bergeret, à l’acrylique et l’encre de Chine sur polyptique horizontal de Rosaspina, Fabriano, 280 g, en format 17,5cm de haut par 100cm, dans le lit de galets du Buech, à Lus-le-croix-haute, le lundi 25 juin 2018.
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6 réponses à “Les Têtes (et un préliminaire), juin 2018”
Rètroliens / Pings
- 17/07/2018 -
Europe ! Europe déesse hellène, Europe de la paix, Europe de le reconstruction, Europe du pardon, Europe de la découverte et du partage, Europe de mon enfance, où est ton âme ?
Désormais on n’ira plus à la mer ; on ira à la mort ! celle des « autres », … la notre !
NON il faut nous reprendre !
Michel :
Cher Yves,
je comprends et partage tout ce que tu écris ici; et j’apprécie beaucoup que l’écriture est conscience historique et vision, mémoire et lutte, chant de la communauté et acte politique.
Un grand merci à toi.
Merci pour ces mots clairs et nécessaires.
Les populismes progressent partout en Europe, et avec eux, leur cortège d’ignorance grave, de mensonges éparpillés au vent mauvais de leurs haines, de violence brute. Même les esprits que l’on pourrait croire éclairés tombent dans ces panneaux grossiers et relaient la propagande nauséabonde. La France n’échappe pas à ces fièvres brunes et renie les valeurs qui ont fait sa fierté.
Merci Yves de porter une voix différente, lucide et bienfaisante !
Merci pour ces textes, y brillent l’énergie, le souffle, la tendresse. La douleur est profonde. Profonde est la question qui se dresse à la fin du poème. Je retiens la présence du jeune mélèze , la présence de la parole claire et fidèle qui disent, condensent l’alliage si particulier de votre inspiration, de votre respiration, de votre sens de la parole humaine et de l’absence de peur. Merci pour cette flamme si brillante .