Du Bar de Chatillon-en-Diois et d’autres lieux, d’Antonio Devicienti, (à Die, avril 2018)
Ce vaste poème, commencé à Die dans la Drôme, est dédié à Yves, Elma et Giulia. Les lieux sont Die, Châtillon-en-Diois, Saillans, Crest, l’Abbaye de Valcroissant, les cours d’eau Drôme et Bez, qui apparaissent ici plus ou moins transfigurés, tout comme bars et maisons, même s’ils existent réellement. Les personnes sont celles rencontrées, dans la réalité ou en rêve, durant le trop court mais splendide week-end de Pâques à Die ; le « philosophe-mathématicien » est Marcel Légaut.
Ce vaste poème veut être un nouvel hommage à la France et un remerciement pour l’exquise hospitalité qui nous a été offerte par le Poète de la Langue-Espace et par les personnes qu’il nous a fait rencontrer.
Au moment précis où je finissais d’écrire ce vaste poème, Yves Bergeret publiait sur son blog un très beau texte construit autour des deux frères charpentiers et une des maisons (celle de la poutre maîtresse) sur lesquels moi aussi j’écris dans mon vaste poème :
[https://carnetdelalangueespace.wordpress.com/2018/04/10/le-bois-de-vie-a-crest-avril-2018/]
*
La version originale de ce vaste poème se lit en italien à cette adresse :
https://vialepsius.wordpress.com/2018/04/10/del-caffe-di-chatillon-en-diois-e-di-altri-luoghi/
Le patron du bar ex-clown ex-trapéziste
saurait raconter des centaines d’histoires
si le client, entré pour un café,
le lui demandait.
Qui regarde les murs doublés de bois délavé,
les tables des années cinquante,
les photos encadrées d’un cirque
désormais abandonné,
pourrait déduire quel homme il est, en réalité,
sur le seuil du vaste poème.
S’entrevoit dans son dos
entre le présentoir des biscuits et l’horloge au mur
le temps pendulaire de l’écriture.
Il y a un torrent qui jaillit
impétueux d’une gorge rocheuse
comme le fait parfois l’écriture
après de longs moments d’ennui et d’attente
et le temps à nouveau s’ouvre en multiples temps
et les temps denses s’entre-tressent,
vannerie de la parole.
S’asseoir avec le mathématicien-philosophe de Valcroissant
au bord du pâturage
et y voir arriver une famille
de saltimbanques et de comédiens de l’art,
partager avec eux un pain cuit
dans le four de l’Abbaye,
puis ils étendent à terre des nattes de laine,
autour du feu ils se blottissent pour dormir.
La lumière du crépuscule illumine encore
les pierres grises de l’Abbaye, la rosace,
les marches, le visage du philosophe-mathématicien
dont les yeux
tant et tant d’années ont lu les siècles et veillé
dans de vastes prières, dans des pensées
dépourvues d’inimitié.
C’est alors que l’ex-clowm et trapéziste,
gardien du vaste poème,
en dansant comme désarticulé
sur les gouttières du toit saisit la lune,
la tirant à lui de biais
s’y enfonce en riant
y fait mille cabrioles,
s’y pend la tête en bas.
Parce qu’il y a un poutre maîtresse,
bien faite, splendide en bois bien travaillé,
une poutre à épouser les murs
très anciens, il y a un grand toit
à réparer et à remettre en place ;
deux frères charpentiers capables
de soulever l’immense poutre
jusqu’à la cime solaire du bourg
(« à l’école on s’ennuyait », dit l’un)
(« la vieille maison archipleine de choses
était une boîte à merveilles », dit l’autre)
invitent le gardien du vaste poème
à nous mener promener au dessus,
à nous faire encore sauts et cabrioles,
grimaces et galantes révérences.
– et il y a un rappel de la pierre à la pierre,
chacune extraite de la montagne,
de la pierre au bois, il y a la vie
(sacrée) des fontaines au centre des villages
pour la soif des animaux et des hommes,
pour la lessive et la vaisselle,
pour désaltérer l’esprit
qui regarde l’eau surgir et couler
des robinets antiques, dans des vasques
de pierre ouvragée, au long de canaux
qui rendent l’eau à la terre.
Tu le sais : chaque fissure de la vasque
de la haute fontaine, chaque intervalle
entre les pavés, chaque vitre
de fenêtre ancienne rappelle l’arrivée
des camionnettes militaires,
les maquisards regroupés sur la montagne
(ce n’est pas l’histoire passée, c’est le souffle au cœur du présent),
les rafles
et les fusillades.
Et l’écriture, qui écoute la noble
exquise dame qui nous accueille
et nous raconte des épisodes de la Résistance,
se réchauffe au soleil du début de l’après-midi,
se laisse conduire par elle,
autre gardienne du vaste poème
par seule vertu de parole humaine et narrante
au long des routes de France
à l’intérieur d’une maison de très anciennes pierres
et c’est ainsi que tu apprends : jamais soumis,
jamais esclaves les gens de ces vallées
et de ces montagnes, conscients
de génération en génération,
fidèles aux enseignements de la montagne.
Le Poète de la Parole-Espace
qui a les sentiers de haute montagne
et les parois verticales pour
pages où écrire le souffle
de l’ouvert et de l’immense
raconte lieux et personnes –
sa maison marquée par les pas
et les sillons de générations et générations
tout en haut d’un escalier long
et étroit s’installe au-dedans de remparts
millénaires, se suspend
sur une voute
et la ruelle au dessous a la lumière
des traversées.
Encore des poutres (les maîtresses,
les secondaires, les centaines de planches
clouées pour former le plafond de la chambre)
pour une maison travaillée
paume à paume par des mains savantes
( m’émeut toujours le savoir
des mains ) : encore un mouvement
pendulaire d’ici, de nouveau, à Valcroissant.
Tortueuse la route,
mais l’ermitage sait être au cœur
de la communauté, de l’histoire.
L’étable adossée à l’Abbaye,
la réserve de paille et celle de bois.
Le philosophe-et-mathématicien vient vivre ici,
la famille et quelques amis avec lui :
le travail ( qui salit les mains
et laisse puanteur sur les vêtements )
alimente l’esprit, enflamme
la réflexion.
Il s’agit de trouver des chemins neufs pour la pensée,
alors on la cultive paume à paume,
on l’ouvre dans le silence qui
la nuit et jusqu’à l’aube monte jusqu’aux
crêtes enténébrées des montagnes,
qui de l’aube tout au long de l’arc
de la matinée descend sur la vallée
ouverte, puis l’après-midi s’adoucit
au toucher des prés qui furent teints
du sang des maquisards.
Et voici une librairie, nécessaire,
et un acte libertaire, un lieu
dont les livres surviennent pour être
offerts aux mains gourmandes de lecteurs
qui les ouvrent, les feuillètent…
Le village a balcons et fenêtres
ouverts à la lumière, une rivière
enthousiaste d’exister
et encore une fontaine où
le pas de la soif est celui de la lecture.
Et voici un bar populaire, nécessaire,
où les gens parlent de politique
et de leurs métiers, de réunions et de paris.
L’ex-clown-trapéziste ne voyage plus
depuis des décennies, passe un chiffon
humide sur le comptoir et bien sûr se rappelle
le fourgon Citroën jaune avec lequel arrivait
le courrier :
je vous écris d’endroits où
les élagueurs se transmettent un métier
vieux de milliers d’années
et tailler pour éclaircir signifie
donner force à la vie.
Je peindrai les tours de fenêtre en vert clair,
planterai un olivier dans la grande jarre sur le balcon,
huilerai les gonds de la porte,
remplirai la carafe d’eau
et me mettrai à écrire sur la table dans la cuisine.
Le fromage a la saveur savante
des paniers d’osier tressé, le pain
la fragrance de l’intelligence.
Une maison (tu le sais) n’est pas
dans les chiffres du cadastre, mais dans le livre
comptable du charbonnier et dans le parfum
des armoires que l’ébéniste fabriqua
en les encastrant dans des niches du mur :
étage à étage, jusqu’aux combles
sous le toit, fenêtre après fenêtre jusqu’à la génoise
à triple ondulation, une cheminée
dans chaque chambre, les plafonniers
suspendus et les marches de bois sonore
à grimper en rythme
au fil des ans, des lustres, des décennies
… ou à descendre
jusqu’aux voûtes croisées des étables et
des caves, ville engloutie de
canaux, couloirs, pressoirs en hypogée, murs
mitoyens, fours.
Un lanterne magique projetterait
alors de très fines silhouettes de clowns
trapézistes ou de mathématiciens de Sorbonne
et de pianistes non pas sur des parois assombries
mais sur la paume de la main qui
écrit et en écrivant la main
redonnerait ces voix, ces moues
du visage à la page
carrefour des passages ;
très petits cimetières familiaux
en pleine campagne signes bien
visibles des siècles des guerres de religion ;
auvents élancés pour protéger les fours
où commence la distillation
de la lavande ;
la gardienne du vaste poème, encore
enfant, en apprenant à écrire
sur un cahier en recopiant un syllabaire
et pour cela le monde, à peine
né, y devient dense
et tu remercies : chaque nouveau vaste poème
est acte de gratitude envers le monde
qui vient de naître.
Pour le spasmodique aller-retour
oui, le monde
neuf à chaque création, vieux
à chaque regard,
les vignes taillez-les bien de tout côté
et chaque fois la langue se fait espace –
l’espace se refait langue :
au marché contre la Cathédrale
la marchande d’épices
le fabricant de savons,
le vannier.
La lune d’hier soir s’est brisée
dans les lampes exposées dans une vitrine
et dans les paniers de marché en vannerie
exposés sur la place :
les amis archéologues de retour de la
campagne de fouilles au Kurdistan
racontent la dérive de la pensée
du désir d’espace et de vol,
de la neige qui, rude mais
complice, aide à franchir la frontière.
Le client, qui assis à une table
boit à petites gorgées son café
regarde à la dérobée le barman ex-clown
et l’homme pâle, absorbé
dans la mélancolie du journal, son
cousin : il est toujours question de frontière,
pense-t-il, ici la frontière va
entre l’obstiné voyage du cirque
et la fixité de la route départementale
qui coupe en deux le village –
entre gérer un café provincial
à moitié désert et le désir de partir
dans quelque nulle-part.
Mais toi, tu as besoin de passeurs fiables
maintenant que la frontière s’emballe
entre fascisme renaissant et parole ;
tu as avec toi, dans un sac de tissu,
Char et Giacometti, Reverdy et Picasso,
Thierry Metz et Jerome Rothenberg,
tous cadeaux du Poète très cher ami ;
ta fille a ramassé pour toi
des galets blancs dans le lit
des cours d’eau sauvages de la région,
tu reconvoques encore le gardien du vaste poème
qui ne connaît rien à la littérature
mais de la vie et de l’amour sait beaucoup,
de la brusque lacération de la mort,
des congés excessifs
et lui, essuyant un dernier verre à bière
laissé d’une tournée remontant
à des années, le pose tête en bas sur le replat
là, oui, entre le présentoir de biscuits
et l’horloge murale.
Antonio Devicienti
*****
***
*
7 réponses à “Du Bar de Chatillon-en-Diois et d’autres lieux, d’Antonio Devicienti, (à Die, avril 2018)”
Rètroliens / Pings
- 18/04/2018 -
Merci, cher Yves, d’avoir dédié ton attention et ta passion de traducteur et de poète à mon poème; merci des jours merveilleux à Die près de toi, gènéreux ami.
Je vous remercie de proposer votre poème, de faire partager votre sensibilité et de celle de votre hôte qui a su vous guider dans cet étrange pays, A mon sens, seul un poète peut orienter le regard et permettre de dissiper les illusions et les ombres. Merci pour votre poème. Il me permet de me remémorer des lieux où j’ai vécu : les hautes falaises de Valcroissant, la belle rosace qui veille sur ceux qui partent sur les hauteurs, sur la vie de Marcel Légaut qui a quitté sa vie de professeur pour devenir paysan et mener une recherche spirituelle unique. Que de richesses, les lavandes au milieu des tombes des protestants, la présence des guerres, la beauté du blé qui jaillit, les étoiles étincelantes. Vous avez rencontré le passeur pour vous guider dans les ombres et les lumières de ce pays. Merci à vous et à votre hôte, qui avez la générosité de communiquer vos découvertes intimes et vos sources heureuses.
A Marie-Thérèse Véron je présente ici tous mes remerciements pour ce commentaire si généreux, si profondément humain, si sensible et si respectueux.
Yves Bergeret
…et je m’associe à Yves en remerciant Madame Véron qui a très bien illustré la lettre la plus profonde de mon poème; la joie de ces jours diois a été enrichie par la générosité d’Yves, par la gentillesse des personnes que j’ai connues, par la vision d’une France que j’aime depuis toujours dans sa tolérance, culture, humanité.
Je suis touchée par votre commentaire, ne me remerciez pas ou plutôt continuez à écrire dans ce blog qui est pour beaucoup le seul beau lien avec la vie, la vraie. Quand s’effacera le souvenir de ces jours que votre hôte a rendu miraculeux, il en restera la trace définitive, inaltérée, car une étoile nouvelle vous est née ; il devait en être ainsi par ce que vous êtes aussi …. je crois au mystère des rencontres, dans ces temps cataclysmiques, nous trouvons un vrai prochain qui devient la lumière de nos yeux. Pour toujours.
Merci de tout mon coeur, Madame Véron.