Les Voix des pierres, à Chartres

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La falaise du cap Blanc Nez regarde l’ouest et le nord ; hautes strates de craie horizontales, blocs tombés à sa base, marées hautes qui les cognent. Sur la violence des eaux et des vents le Blanc Nez campe raide. De même il n’y a pas que de la douceur dans la double flèche de Chartres qui aiguillonne le ciel de la plaine de Beauce. Je veux bien que dans ses Elégies de Duino Rilke en exalte le soupir vers l’absolu ; mais en m’approchant de la ville, j’y perçois l’impassible assurance du dogme.

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Immédiatement devant la cathédrale tout change. On marche sur le parvis de graviers et de pavés. Les quelque cent dix mètres de haut des flèches s’évaporent, calcaire local gris adossé aux nuages. Ici la pierre du bas devient un peu jaune, voire ocre : calcaire lutécien plus apte à la sculpture. C’est le triple « Portail Royal » de la façade ouest. Divorcé du dogme mutique, il est bavard. Il attrape amicalement le regard. Il aime la réplique.

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Tout foisonne, grouille, se démultiplie, chante en rythme. La pierre jaune est polyphonique : les horizontales des quelques marches devant chaque porte, les parallèles des verticales et des courbes en haut, les drapés, les plis. Trois centaines de petites statues entre-tressées de part et d’autre des portes ou suspendues dans le vide parmi les courbes des tympans au dessus de ces portes. Vingt-quatre grandes sculptures – dix-neuf subsistent à présent – encadrent les trois portes, avec une harmonie somptueusement ambiguë,

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Le fouillis proliférant des trois centaines de créatures aussi bien de l’Ancien Testament que du Zodiaque ou de l’ordinaire des métiers médiévaux aime l’humour, la dérobade, la provocation, le bruit, la comédie et la farce, la vielle et la petite harpe ; le calcaire sculpté est ici frère de la miniature enluminée ou des façades aux mille répétitions d’Angkor. En somme le sacré, que la mise en mouvement de la pierre par le sculpteur rappelle aux pèlerins, est la prolifération animiste du réel : son infatigable présence, son empressement généreux.

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Sont-ils sévères, à l’avant-scène du grand remue-ménage, les dix-neuf grands personnages debout de part et d’autre des portes ? Non ! Doux sont les visages, jeunes, lisses ; lèvres fines ; grands yeux ouverts pourtant sans pupille et qui ne nous regardent pas, ne jugent pas, ne menacent pas, n’enquêtent pas, n’enjoignent pas. Les visages paisibles sourient au bruit de nos voix et de nos pas. Sourient à la belle rumeur juvénile dans leurs dos. Acquiescent.

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Ils acquiescent pour qui ? Ils sont fidèles, entiers. Ils deviennent piliers simples de part et d’autre des portes que l’on franchit. Ils portent et la pierre calcaire et l’humanité marchant, arrivant, entrant. Ils portent vers le haut, bien plus haut que le gentil Christ en mandorle du petit tympan central qu’écartèlent le lion et le taureau des évangélistes. Ils portent tous ensemble, pas un plus héroïque ou plus aristocratique que l’autre. Ils ne sont que les arbres, les longs fûts, les troncs élancés qui portent vers les vents et le ciel la sève du sens, la longue parole humaine et son récit. A la différence des portails d’Autun et de Vézelay où le Christ du tympan est figure incarnée d’une toute puissance divine génitrice et juge, ce portail-ci est figuration humble et temporaire du grand mouvement ecclésial de la parole des hommes.

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A notre longue parole les dix-neuf fûts acquiescent et ils l’enserrent dans les vigoureux cylindres de leurs corps étroits sous les drapés. Corps invisibles. Les draps aux plis si admirablement rythmés sont un presque rien, à peine peau de fils entrecroisés sur. Entrecroisés sur le grand mouvement de parole qui monte, inlassable, tel les marées de la mer, tel le vent sur la plaine de Beauce, tel l’effort des générations de bâtisseurs. Les dix neufs fûts de calcaires jaunes, hiératiques comme figures de Byzance, humbles et sérieux comme tuyaux d’orgue, élèvent tout ce qu’entend le triple portail vers les trois très hautes verrières au dessus dans la façade, élèvent tout vers la rosace quarante mètres au dessus ; la rosace, cercle immense se démultipliant en cercles à l’intérieur de lui-même. Figure abstraite là-haut dans le plan lisse de la pierre grise.

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Alors j’entre dans l’église puis me retourne et regarde l’autre face de la rosace et des trois verrières. Elles aussi sont prolifération : de couleurs lumineuses où rien d’abord ne se reconnaît parmi les multiples petites scènes qu’ont voulues les maîtres verriers, si ce n’est la jubilation extraordinairement juvénile de la polyphonie du réel, ciel, terre et mer, peuples en mouvements et en longs actes de confiance, de construction, de dialogues, de polyphonie.

YB

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5 réponses à “Les Voix des pierres, à Chartres”

  1. Antonio Devicienti dit :

    Bien, cher Yves: Chartres est un des lieux où tous les gens qui sont persuadés de la force pacifique de la culture et de la beauté peuvent se rencontrer et il est indifférent s’ils sont croyants ou non; ta lecture des figures et des espaces de Chartres est totalement cohérente avec tout ce que tu as fait et écrit jusqu’à ce moment et Chartres me semble un lieu symbolisant tout ce que nous sommes dans les différents lieux d’Europe: fils de poseurs de signes et notre effort devrait être de le devenir nous-mêmes, des poseurs de signes je veux dire.

  2. veron dit :

    Chartres m’impressionne,tout comme les photographies, tout comme votre texte. C’est votre première sortie également, nourrie de toute votre expérience poétique et humaine certainement. Tous ces éléments font que je ne peux dire quelque chose de plus et que ce texte et ces photographies me touchent énormément.

  3. MICHEL dit :

    Très instructive chronique sur la cathédrale de Chartres. Nous l’avions visitée avec pour guide, Diane de Margerie, qui avait eu un coup de foudre en découvrant cet édifice. Il me semble que Maurice Clavel l’évoquait aussi dans certains de ses écrits, avec l’exaltation qui le caractérisait, .

    L’article que vous lui consacrez sur le blog est irrésistible, enlevé par des descriptions d’une pertinence et d’une précision qui nous attachent à l’oeuvre. Il est saisi dans les différentes étapes de votre ressenti personnel, détaché du dogme en toute légitimité (autonomie nécessaire de la critique d’art face à son sujet ) et tout plein d’une ferveur qui ne doit rien à la mystique officielle.
    Pas à pas nous vous suivons… Et pierre à pierre !
    Vous restez au plein coeur du travail ancestral, de l’oeuvre élémentaire (mais haute voltige d’une époque sans grue) d’une maçonnerie qui s’envole encore neuf siècles plus tard (en tout cas ce qui fut épargné de l’incendie de 1134).

    Chacune des visites que vous proposez de ces hauts lieux de l’art religieux nous donne envie de courir les visiter à notre tour, magie persuasive du regard scrupuleux ET poète de l’historien d’art sans autre contrainte que sa perception rigoureuse mais libre.

    Quant aux photos, certaines d’entre elles ont réussi à rendre perceptible, à capter dans la pierre, justement, l’immuable pierre, l’élan du zèle artisan qui
    sculpte un peu de la vie humaine.

    Anne Michel

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