Le Jugement de Caïphe, à Piazza Armerina, en Sicile
[on peut lire la version italienne de cet article, traduite par le poète Francesco Marotta, à cette adresse : https://rebstein.wordpress.com/2016/05/07/la-sentenza-di-caifa/ ]
Piazza Armerina, au cœur de la Sicile, est un volcan renversé où l’image, qui est fondatrice de société et de mythe, se met soudain à fonctionner énergiquement en tout sens, oubliant presque sa fonction de stabilisation de toute communauté humaine qui cherche harmonie et paix.
A la Villa Casale, les dieux antiques et les rites de leur sacré s’étalent au sol dans des mosaïques que l’on piétinait, sur lesquelles on dormait, mangeait et marchait. Dans la cathédrale un superbe Crucifix en bois peint sur ses deux faces, suspendu haut dans la nef, surplombe étrangement la tête des fidèles. Et voici qu’on a ces tout derniers temps découvert, magnifiquement restauré ( et remis sous les yeux du public ces jours-ci ! ) dans une galerie du cloître de Santo Pietro, église et couvent franciscain du seizième siècle, une fresque étonnamment paradoxale. Une splendeur.
Il ne reste dans le cloître que cette fresque. Quel dialogue a-t-elle dans le passé entretenu avec celles des trois autres galeries, impossible de le savoir. Elle saute à nos yeux d’aujourd’hui. Une foule. Un brouhaha. Dans des cartouches de toutes formes, des traces d’écriture en latin, usées, effacées, de travers, droites, de travers. Beaucoup d’écriture vraiment, en latin rustique. Lettres écrites avec application à une époque où peu de gens pouvait les lire, même si ce couvent était alors un lieu académique doté d’une bibliothèque. C’est l’effet de brouhaha qui s’impose en premier. Un balbutiement grandiose et polycentré. De très nombreux personnages, tous masculins, presque tous en torse, sauf principalement un, s’opposent en deux groupes de part et d’autre d’un grand personnage assis sur un trône. De part et d’autre deux autres hommes sont assis aussi, sur leurs sièges de fonction. Les têtes, parfois sous d’étranges turbans orientaux, entrent à peine dans l’individualité de l’expression. Ce n’est pas la psychologie privée qui compte. C’est bien la foule en brouhaha.
Pourtant un peu en avant de tous, en bas, entier dans une bure sombre sous un manteau rouge se tient debout un solitaire pensif. Venu droit d’une fresque de Masaccio.
Les autres personnages semblent de toutes provenances, certains carrément de Piero della Francesca, d’autres de quelque peintre maniériste très ultérieur. Il ne semble pas qu’une seule main a peint cette fresque tant les personnages dans leur posture diffèrent, tant les écritures varient. Une humanité en palimpseste est venue au fil des décennies se déposer sur ce mur, dans le profil et la forme de ses visages mâles, dans les lignes d’écriture qui posent de fortes déclarations, inaudibles dans le brouhaha.
Les formes d’ensemble sont souples, les couleurs tendres et nuancées, émouvantes et vibrantes. La mer des formes, des lignes et des couleurs n’est pas en tempête, elle n’est pas agitée de puissants courants, elle n’a pas de tension qui la porterait vers quelque catastrophe. La fresque montre un vaste brassage lent et intense, souple et certain, un mouvement multiple et universel. Un mouvement masculin d’apparence mais où un long accouchement de l’humanité s’engage et va se dérouler en une ample contraction qui met la parole, la claire et abondante parole en brassage, en confusion, en reformulation profonde.
La fresque, on le comprend peu à peu, présente le jugement de Caïphe. Qui trône au centre, nouveau grand prêtre du Sanhédrin ; à ses côtés, Anne, son prédécesseur plus expérimenté, l’assiste, sur un trône plus bas ; et Ponce Pilate, le Romain qui détient le pouvoir ultime de l’occupant, assiste au jugement dont il se dédouane. Le Christ, homme banal, seul et humble, est debout au premier plan, un peu décentré. Le peintre ou les peintres de la fresque fixent dans la paradoxale pérennité de leur très vaste image le moment indécis, bref et scandaleux où la Trinité du Père, du Fils et de l’Esprit est dépossédée de ses sièges et de ses instruments ; au moment où justement la parole se met dans le désordre du brouhaha. On reconnaît pourtant les deux parties : à gauche, parmi les anonymes Nicodème et Joseph d’Arimathie laissent lire leurs noms sur les cartouches de leurs paroles ; à droite de Caïphe, les adversaires.
L’image habituellement enseigne et stabilise, elle exerce une fascination prédictive. La parole écrite en majuscules, ennoblie dans les cartouches et les phylactères, de même enseigne et stabilise, elle exerce une fascination prédictive. La parole peut même parfois se graver dans la pierre pour commémorer, pour délimiter un territoire ou lui attribuer une consécration, pour fixer, tel un décalogue, l’ordre rituel de la vie.
Or dans cette fresque aussi splendide qu’originale l’image et la parole se sont libérées vers l’autre face du monde, cachée, qui n’est pas satanique ni violente ni destructrice ; mais vers cette face du désordre généreux où le monde se reconstruit et où le dieu rajeuni par son propre sacrifice va remettre en mouvement ordonné le monde et toute l’humanité dont la moitié manque.
Et pour l’accomplissement du sacrifice, les trois croix du Golgotha arrivent tout en haut à gauche, par le côté des amis du Christ, croix dansant dans la future harmonie de deux jours après.
Me viennent à l’esprit les Jugement de Caïphe de Duccio à Sienne et de Giotto à Padoue. Mais surtout ceci : dans son Evangile selon saint Mathieu, Pasolini filme, avec sa radicalité tranchante et profondément humaine, le bref procès devant le Sanhédrin. Les turbans, certains visages, sont les mêmes, les rythmes graphiques du film et de la fresque se ressemblent. Mais Pasolini montre un monde dur où la parole christique se reçoit avec difficulté. La fresque de Piazza montre le débat au tribunal où les arguments devraient s’échanger. Ils ne s’échangent pas, la foule est pourtant bruyante, insistante. Car la parole humaine, dans cette fresque, s’enfonce dans la tendresse de la couleur, comme un mystère sensible.
Yves Bergeret
11 réponses à “Le Jugement de Caïphe, à Piazza Armerina, en Sicile”
Rètroliens / Pings
- 07/05/2016 -
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Quelle magnifique decouverte a travers vos yeux, cher Yves et quels textes de haute beaute que les votres! Merci.
Oui, c’est vraiment une découverte, cher Antonio ; car le Curé de Santo Pietro m’a dit que la fresque a été remise au grand jour et restaurée à l’occasion de travaux dans le cloître, abandonné pendant une très longue période. L’ensemble sera inauguré le 14 mai prochain puis sera rendu accessible au public.
La restauration est remarquable. La fresque elle-même me semble très originale, en particulier par l’effet de « prolifération de la représentation de l’écrit » dans un monde plein, pourtant pas étouffant, sans horizon, sans vide, quasi sans ciel. Une fresque splendide.
votre regard nous permet de regarder à notre tour ,votre commentaire nous ouvre les portes de la compréhension profonde du monde,celui d`hier comme celui qui nous assaille et qui peut nous priver de notre âme ,les portes de l`art .
merci pour votre texte qui nous restitue une sorte de plénitude ,à la fois par votre ce que vous nous permettez de comprendre et de goûter et par votre façon de dire et d`écrire ,Comment faîtes vous ?